Le réel et l'intelligible I' LE RÉEL ET L'INTELLIGIBLE. Une chose est expliquée

Le réel et l'intelligible I' LE RÉEL ET L'INTELLIGIBLE. Une chose est expliquée quand l'esprit ne peut même plus con- cevoir que la proposition qui l'exprime puisse être fausse. Saisir la nécessité logique d'une relation, c'est déduire. L'esprit ne com- prend que ce qu'il a lui-même déduit. Inventorier sa richesse n'est pas en acquérir de nouvelles; or le raisonnement enrichit la connaissance, puisqu'il y a des sciences déductives pures. Nous avons montré que déduire n'est pas extraire d'un principe ce qu'il contenait et que par conséquent on savait déjà, mais construire ce qu'on ne savait pas avec ce qu'on savait. L'esprit ne comprend que ce qu'il sait construire. Les opérations constructives manifestent en toute liberté la spontanéité inventive et créatrice de l'esprit. Hâtons-nous d'ajouter que la liberté n'est pas l'arbitraire. Nous sommes libres de prali- quer les opérations constructives qu'il nous plaît, mais seules sont constructives des opérations réglées. Un architecte est libre d'inventer et d'exécuter n'importe quel édifice, mais seules sont constructives des opérations réglées par les lois de l'équilibre et de la résistance des matériaux; les exigences de ces lois n'empêchent pas, elles permettent l'invention. L'esprit ne comprend que ce qu'il a spon- tanément inventé. Le pur intelligible ne saurait être réel. Il n'en faut pas donner comme raison qu'il est construit avec des éléments abstraits et que l'esprit ne saurait l'enrichir et le compliquer jusqu'à rejoindre la richesse et la complexité du concret; car une représentation incom- plète peut être une représentation vraie. Ce qu'il faut dire, c'est que le pur intelligible n'est pas une représentation. On ne démontre 1. Dans notre Traité de Logique. E.GOBLOT.–U-;RËEL);T t.TËLUG!8LE 57 que des jugements hypothétiques, je veux dire (car le mot est malheureusement équivoque) des jugements composés d'une hypo- thèse et d'une conséquence; et ce que l'on démontre, c'est que la conséquence résulte logiquement de l'hypothèse. Que celle-ci cor- responde à une réalité, c'est ce que nous ne pouvons apprendre que par constatation empirique. L'esprit construit d'abord en toute liberté l'objet sur lequel il veut raisonner il le définit. Avec la propriété initiale par laquelle il le définit, il construit toutes les autres. Pour règles des opérations constructives, il a besoin de prin- cipes qu'il ne démontre pas ces indémontrables sont les axiomes et les postulats. Les axiomes sont eux-mêmes des postulats, y com- pris le principe de contradiction, dont ils sont de simples spécifi- cations leur évidence consiste en ce qu'on ne peut les rejeter sans renoncer par là même à raisonner et à penser. Les postulats pro- prement dits ne sont pas des vérités, mais de simples hypothèses (le mot est pris ici dans son autre sens). Les géomètres ont longtemps admis le postulat d'Euclide. Admettre une proposition qui n'est pas évidente et qu'on ne démontre pas fut pour la géométrie un « opprobre Mais on pouvait consi- dérer le postulat comme une hypothèse vérifiée. La réussite des mesures spatiales semblait une vérification empirique de la géo- métrie euclidienne, qui devenait alors, à partir de la théorie des parallèles, une science empirique, une science du réel, et cessait par là même d'être entièrement intelligible. La réussite indéfinie des déductions géométriques était comme une assurance morale de vérité; c'était encore une vérification empirique, une épreuve dont la science sortait triomphante, sans que rien pût faire com- prendre comment elle triomphait. Entre les deux vérifications pré- tendues toute la différence consistait en ce que l'une était une expé- rience physique, l'autre une expérience mentale. Les géométries non euclidiennes ont exclu l'une et l'autre vérifica- tions. D'une part, la réussite des déductions géométriques est éga- lement indéfinie en partant des postulats non-euclidiens. D'autre part, des mesures spatiales exécutées selon les théorèmes non-eucli- diens ne rencontreront jamais une impossibilité, les instruments et les étalons de mesure étant également non-euclidiens. La géométrie est devenue une science purement intelligible quand elle s'est scindée en trois. A partir de la théorie des parallèles, elle développe !? MVCH fHtLOSOPHtQUË séparément les conséquences de trois hypothèses également pos- sibles. Comme elles se contredisent réciproquement, l'esprit ne peut considérer chacune d'elles Sans exclure les autres, mais il n'est lié que par les conventions qu'il a faites avec lui-même, la raison n'ayant de préférence pour aucune. Et qu'on ne vienne pas demander si l'espace réel est euclidien ou non! une telle question n'a pas de sens. Le même espace (réel ou idéal, peu importe) reçoit indifféremment les figures euclidiennes ou les autres, pourvu qu'il ne les reçoive pas ensemble. Les postulats géométriques ne sont pas des propriétés de l'espace, mais des conventions relatives aux figures qu'on y trace. Donc, relativement aux postulats de parallèles, il y a trois géo- métries également vraies, également intelligibles. Comme il y a d'autres postulats, il y a beaucoup plus de trois géométries. Il y en a peut-être une infinité. L'effort de l'esprit pour conquérir l'intelligible ne peut donc pas le conduire au réel. Nous ne pouvons avoir la prétention de déduire, construire, inventer ce qui est. Le réel et l'intelligible sont les deux pôles de la pensée. Et pourtant le but de la science est d'expliquer la nature, de rendre intelligible le réel. Sur cette question, M. Léon Brunschvicg a écrit un livre magni- fique, où une érudition singulièrement abondante s'allie à la plus pénétrante critique Pour quiconque s'occupe de logique ou d'histoire de la science, c'est désormais un instrument de travail indispensable, un de ces livres qu'il faut avoir sans cesse à portée de la main. L'auteur a choisi la méthode historique, à quoi il n'y a rien à dire. Mais, par là même qu'elle retrace une évolution qui n'est point achevée, cette méthode ne conduit pas à une solution. Et, comme les esprits qui ont au cours des âges cherché la solution ont surtout cherché comment il fallait poser la question pour la résoudre, la question n'est nulle part posée en termes clairs. On ne saurait en faire reproche à M. Brunschvicg la méthode historique l'obli- geait à procéder ainsi. Il n'est guère de concept plus mobile, plus plastique et plus fuyant que celui de causale. On le dirait doué de 1, La causalité physique et l'expériencehumaine, Alca!i, 1922. E. GOBLOT.–t.RfU;EL f:T ).Tt:)L)r,)R).E K9 mouvements amiboïdes on ne le retrouve jamais où on t'avait laissé. Toute la cellule a passé dans un pseudopode ce qui était appendice est devenu corps cellulaire, ce qui était corps cellulaire n'est plus qu'appendice. Dans ce livre de M. Brunschvicg, en passant d'un chapitre au suivant, on est d'abord désorienté, puis on s'aperçoit que les mots cause et causalité ont changé de sens. H n'en saurait être autrement quand on considère dans son devenir une pensée qui se cherche, qui ne se trouve que lentement et ne se lixe jamais que provisoirement. Ce livre est l'historique d'une question par un homme qui a très éminemment ie sens de l'histoire. La notion de causalité n'a jamais fait qu'embrouiller les choses. En prenant le mot dans le sens le plus large, mais aussi le plus vague, on peut dire que la cause est ce qui explique, ce qui répond à la question Pourquoi ceci est-il ainsi et non autrement? Mais néces- sité, même physique, ne veut pas dire nécessité Musa~. Les lois natu- relles n'expriment pas toutes des relations entre des événements successifs; elles expriment le plus souvent des relations entre les éléments abstraits d'un phénomène. Le produit du volume d'un f/a= par sa pression à la même ~mppra~u/'e est constant. Peut-on dire que le volume soit cause de la pression, ou la pression du volume? Nous avons déjà protesté contre l'erreur très répandue, encore enseignée, que l'investigation expérimentale a pour but de découvrir les causes des phénomènes et que, la cause trouvée, on passe par induction à la loi. C'est renserver l'ordre des termes. La cause étant l'antécédent constant, on ne peut savoir si un antécédent est cause sans savoir d'abord s'il est constant il faut connaître la loi pour pouvoir parler de la cause. Quand on connaît la loi de Mariette, on peut passer logiquement de la mesure du volume à celle de la pres- sion et réciproquement. Il ne s'agit point encore ici de relation causale. Mais si, physiquement, on reçoit le gaz dans une enceinte plus grande ou plus petite, la variation de volume pourra-t-elle être dite cause de la variation de pression, en vertu de la loi? et, si )'on ajoute ou retranche du mercure dans la branche ouverte d'un tube manométrique, la variation de pression pourra-t-elle être dite cause de la variation de volume, en vertu de la loi? La vraie cause ici n'est ni la pression ni le volume, mais l'opération du physi- cien. Quand il verse du mercure dans son tube manométrique, c'est bien en augmentant la pression qu'il diminue le volume, mais ce 60 REVUE PHILOSOPHIQUE n'est pas une cause, c'est une raison qui nous fait passer de la pres- sion au volume la variation de volume est pour nous une consé- quence logique (ici simplement syllogistique) de la variation de pres- sion (mineure) et de la loi (majeure). uploads/Philosophie/ edmond-goblot-le-reel-et-l-x27-intelligible.pdf

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