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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Alexis Nouss TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 14, n° 2, 2001, p. 167-179. Pour citer cet article, utiliser l'adresse suivante : http://id.erudit.org/iderudit/000574ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 22 March 2012 06:37 « Éloge de la trahison » 167 Éloge de la trahison Alexis Nouss « Parler de traduction, [...] c'est parler du rapport du Propre et de l'Étranger [...] ». Propos bermanien attendu, connu. La suite est plus surprenante : « […] c'est parler de mensonge et de la vérité, de la trahison et de la fidélité; c'est parler du mimétique, du double, du leurre, de la secondarité; c'est parler de la vie du sens et de la vie de la lettre; c'est être pris dans un enivrant tourbillon réflexif où le mot “traduction” lui-même ne cesse de se métaphoriser » (Texte inédit, 1999, 4e de couverture). Mensonge, trahison, double, leurre. Ces mots d'Antoine Berman autoriseraient à esquisser un « Éloge de la trahison » sur le modèle de divers textes classiques ou modernes sacrifiant à ce genre : Éloge de la folie d'Érasme, Éloge de la bêtise de Richter, Éloge du crime de Marx, Éloge de l'imprudence de Jouhandeau, d'autres encore, sans oublier l'Éloge du homard d'Alexandre Vialatte, traducteur émérite de Kafka, ce qui constitue la seule justification à inclure ce dernier titre dans la présente liste. « Éloges » dont la rhétorique permet de positiver ce qui est habituellement tenu pour négatif, en un nietzschéen renversement des valeurs. S'autoriser en outre de la citation de Derrida mise en exergue de l'étude de Berman sur Hölderlin : « Toute “bonne” traduction doit abuser » (1999, p. 79). S'autoriser encore de Rosenzweig déclarant : « Traduire, c'est servir deux maîtres » (cité 1984, p. 15). Jean Genet, aussi : « […] Écrire, c'est le dernier recours qu'on a quand on a trahi.[…] Écrire, c'est peut-être ce qui reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée » (1991, pp. 225-226). Cette référence faite à la littérature moderne dans la mesure où Berman aussi bien que Meschonnic ont posé les destins parallèles de cette esthétique littéraire et de leur réflexion sur la traduction (par exemple, 1984, p. 37). S'autoriser enfin de notre adage adoré, répété à satiété sans que les implications philosophiques en aient été tirées : Traduttore, Traditore. Qu'un jeu verbal similaire puisse 168 opérer en coréen et en malgache1 fera peut-être retrouver quelque éclat à la maxime défraîchie. N'est-ce là que coïncidence ou le mystère d'une vérité révélée par un obscur secret des langues? Berman cite la paronomase négativement comme supportant la « traduction ethnocentrique et la traduction hypertextuelle » (1999, p. 29; 1984, p. 15). À juste titre dans cette perspective mais elle peut aussi être valorisée et alors dignement flanquer l'autre adage, de même parentèle, qu'il rapporte : Traduzione tradizione. La traduction est de toute façon traître à elle-même puisqu'elle ne se traduit pas, d'une famille linguistique à une autre; de la même manière, elle ne renvoie pas à la même conception ou à la même conceptualité. Selon Berman (1989), la onzième tâche de la traductologie — étrangeté de ce chiffre : était-ce parce que Berman se refusait à écrire un décalogue? — consiste précisément à repérer la « tradition-de-la-traduction » nationale dans laquelle se constitue chaque discours ou réflexion sur la traduction. Ainsi qu'il l'a rappelé, traduction, en français, implique l'énergie activée d'un transfert; l'anglais translation garde de translatio une idée plus passive de transformation en général; en allemand, Übersetzung et Übertragung expriment un passage ou un transport au-delà, de l'autre côté (1988; voir aussi 1995, p. 61). En hébreu, targoum retient l'idée de cible; en polonais, l’idée de tourner les pages. Et l'exercice devrait être continué sur toutes les langues. Concept fuyant, notion volage, qui prend à chaque fois un autre sens. Traduction est donc intraduisible, ou infiniment traduisible. Le mot dit donc ce qu'il est, démontre ce qu'il signifie. Traduire est impossible, traduire est infiniment possible. Ce que Derrida a indiqué en distinguant traduisible et traductible. Le mot qui devrait traduire le passage entre toutes les langues ne l'exprime pas à l'identique. Le multilatéral se dit par toute une gamme de bilatéralités. Déclinable à l'infini le sens de traduction, au point que traduction est peut-être l'autre nom du sens. Métaphorisation (qui n'est pas trahison, puisque metaphorein veut aussi dire transporter et traduire en grec) incessante du mot que remarque Berman dans le passage cité en incipit. Comment alors construire un savoir ferme et fondé, une épistémologie fiable sur une notion dont la désignation dans les diverses langues développe des champs conceptuels si divers? On ne constate apparemment pas le même flottement avec des notions comme vie, être ou liberté, ce qui a 1 Je dois l'information à deux étudiants de mon séminaire de traduction littéraire. Qu'ils en soient remerciés. 169 permis à la philosophie de s'établir dans une certaine universalité, du moins le voulait-elle. Or, justement, la traduction, qui devrait ouvrir la voie vers l'universalité, ne le permet pas, lexicalement et conceptuellement. D'où sa connivence avec le relativisme de l'épistémologie moderne et contemporaine, de Bachelard à Heisenberg, Kuhn, Feyerabend, Morin ou Rorty2. Puisque l'horizon traditionnel nous invite à réfléchir sur la scientificité avec pour normes ce qu'on appelle les sciences exactes, la traductologie apparaîtra une science ou un savoir de l'inexactitude, en écho à la définition de la traduction comme art exact de Steiner3, dans la mesure où elle établira précisément comment ne pas rechercher la coïncidence, comment procéder avec justesse par approximation, cette notion étant sur le plan épistémologique le pendant de la proximité pensée par Lévinas sur le plan éthique. Une telle épistémologie pourrait devenir un modèle pour d'autres disciplines ou approches en sciences humaines. Un translative turn après le linguistic turn d'il y a quelques décennies. Un aspect, peut-être, de la post-modernité. Quoiqu'il en soit, ce savoir de l'inexactitude s'apppuie sur les deux traits phénoménologiques qui cernent au mieux la traduction : l'incertitude du sens et l'ambivalence temporelle, car le medium langagier ne définit pas plus, philosophiquement parlant, la traduction que l'organique ou le biologique ne définissent la vie. Mais, objectera-t-on, il y a chez Berman une volonté certes non positiviste — il condamne ces approches en matière de traductologie, par exemple chez les descriptivistes et fonctionnalistes (1995, pp. 50-63) — mais néanmoins un élan de positivation : critique positive, critique productive dont le caractère affirmatif est avancé au prix d'une injuste sévérité à l'égard de Meschonnic qui n'est tout de même pas qu'un destructeur. Il entend donner à la traductologie des tâches4, il appelle de ses vœux la constitution d'un « savoir » de la 2 Voir mon article « La traduction comme OVNI », Meta, vol. 40, no 3, 1995. 3 Dans Après Babel, reprise dans Passions impunies (tr. P.-E. Dauzat et L. Évrard, Paris, Gallimard, 1997) où il traite aussi de la traduction comme disjonction (1978, p. 172). 4 Il trahit d'ailleurs ce désir farouche : dans sa traduction de l'essai de Schleirmacher, « Des différentes méthodes du traduire », à un endroit où l'auteur dit seulement à propos de ses fameuses deux méthodes qu'« il y aurait deux choses à faire [zweierlei zu thun] » pour les étudier, Berman les qualifie : « il faudrait entreprendre deux tâches » (F. Schleirmacher, Des différentes 170 traduction, la traduction à la fois comme objet et sujet de savoir (1984, pp. 289-290) et le modèle de critique qu'il propose dans John Donne est indéniablement structuré. Cependant, cette volonté admet et intègre des données épistémologiquement instables, dont la détermination échappe aux critères traditionnels de mesure de l'exactitude scientifique. Lorsqu'il annonce le projet de critique dans L'Épreuve de l'étranger (« La traduction au manifeste »), il évoque la « pulsion traduisante » ou « traductrice » (1984, pp. 22-23; voir aussi 1995, no 83, p. 74) et l'on sait la part du discours psychanalytique dans son horizon intellectuel. Au demeurant, Larbaud, cité comme précurseur de sa démarche (1995, p. 247), qui pose la traduction comme « une forme de la critique : la plus humble, la plus timide, mais aussi la plus facile et la plus agréable à pratiquer » (1997, p. 70) écrit juste auparavant, à propos de la lecture et de la traduction comme appropriation : « Il demeure au fond de nous comme un des instincts vicieux de l'enfance, auquel le plein développement de notre caractère interdit tout réveil, et que nous avons, pour ainsi dire, porté uploads/Philosophie/ elogedelatrahison.pdf
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- Publié le Fev 11, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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