Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de
Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020 Page 1 sur 5 Envoi n° 6/10 [vendredi 30 octobre 2020] Nietzsche • Texte 1. Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain (1878), § 220, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard, 1968, p. 151-152 : « L’au-delà dans l’art – Non, on ne s’avoue pas sans une profonde douleur que les artistes de tous les temps, dans l’essor qui les portait au sublime, ont entraîné et élevé au ciel de la transfiguration des représentations, justement, que nous connaissons aujourd’hui pour fausses : ce sont eux qui ont exalté les erreurs religieuses et philosophiques de l’humanité, et ils n’auraient pu le faire sans croire à leur vérité absolue. Or, si la croyance à une telle vérité vient généralement à diminuer, les couleurs d’arc-en- ciel pâlissent aux confins de la connaissance et de l’illusion humaines : il est alors impossible que refleurisse ce genre d’art qui, comme la divina comedia, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel- Ange, les cathédrales gothiques, suppose une signification non seulement cosmique, mais encore métaphysique des objets de l’art. Qu’il ait existé un art pareil, une pareille foi esthétique, il n’en restera plus un jour qu’une légende touchante. » • Texte 2. Friedrich Nietzsche, Le gai savoir (1882), §107, trad. A. Vialatte, Gallimard, 1950 : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 25 27 28 « Notre dernière gratitude envers l'art. - Si nous n'avions pas approuvé les arts, si nous n'avions pas inventé cette sorte de culte de l'erreur, nous ne pourrions pas supporter de voir ce que nous montre maintenant la Science : l'universalité du non-vrai, du mensonge, et que la folie et l'erreur sont conditions du monde intellectuel et sensible. La loyauté aurait pour conséquence le dégoût et le suicide. Mais à notre loyauté s'oppose un contrepoids qui aide à éviter de telles suites : c'est l'art, en tant que bonne volonté de l'illusion. Nous n'interdisons pas toujours à notre œil de parachever, d'inventer une fin ; ce n'est plus dès lors l'imperfection, cette éternelle imperfection, que nous portons sur le fleuve du devenir, c'est une déesse dans notre idée, et nous sommes enfantinement fiers de la porter. En tant que phénomène esthétique l'existence nous reste supportable, et l'art nous donne les yeux, les mains, surtout la bonne conscience qu'il faut pour pouvoir faire d'elle ce phénomène au moyen de nos propres ressources. Il faut de temps en temps que nous nous reposions de nous-mêmes, en nous regardant de haut, avec le lointain de l'art, pour rire ou pour pleurer sur nous : il faut que nous découvrions le héros et aussi le fou qui se dissimulent dans notre passion de connaître ; il faut que nous soyons heureux, de temps en temps, de notre folie, pour pouvoir demeurer heureux de notre sagesse ! Et c'est parce que, précisément, nous sommes au fond des gens lourds et sérieux, et plutôt des poids que des hommes, que rien ne nous fait plus de bien que la marotte : nous en avons besoin vis-à-vis de nous-mêmes, nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, enfantin, bienheureux, pour ne pas perdre cette liberté qui nous place au-dessus des choses et que notre idéal exige de nous. Ce serait pour nous un recul, – et, précisément, en raison de notre irritable loyauté – que de tomber entièrement dans la morale, et de devenir, pour l'amour des supersévères exigences que nous nous imposons sur ce point, des monstres et des épouvantails de vertu. Il faut que nous puissions aussi nous placer au-dessus de la morale ; et non pas seulement avec l'inquiète raideur de celui qui craint à chaque instant de faire un faux pas et de tomber, mais avec l'aisance de quelqu'un qui peut planer et se jouer au-dessus d'elle ! Comment pourrions-nous en cela nous passer de l'art et du fou ? ... Et tant que vous aurez encore, en quoi que ce soit, honte de vous, vous ne sauriez être des nôtres. » 1) Quelle est selon vous l’idée principale du premier texte ? 2) Quelle est selon vous l’idée principale du deuxième texte ? 3) Comment comprenez-vous, dans le texte 2, ligne 7, l’expression « inventer une fin » ? Commentaire indicatif. Après une rapide et très partielle traversée de l’Idéalisme allemand, avec Schiller, puis Hegel, nous Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020 Page 2 sur 5 abordons avec Nietzsche une pensée qui n’appartient pas à ce mouvement et qui même s’y oppose souvent explicitement. Mais les propos de Nietzsche peuvent-ils être vraiment compris si on ne les confronte pas aux problématiques philosophiques qu’ils rejettent ? Pour esquisser cette interrogation, nous lisons aujourd’hui deux extraits. Ils sont publiés à seulement quatre années de distance (1878, 1882), et pourtant ils paraissent à première vue développer des conceptions opposées. Le premier dit de l’art qu’il est une chose du passé, le second exalte sa vitalité. Peut-on cependant trouver aux deux textes des inspirations ou présuppositions communes ? Le premier est tout empreint de nostalgie, Nietzsche parle de « profonde douleur ». Ce qui cause cette douleur est une intuition relative aux œuvres d’art majestueuses du passé : si elles étaient si belles, et même sublimes, écrit Nietzsche, c’est parce qu’elles donnaient forme et expression à des erreurs. Leur réussite tenait à l’adhésion de leurs auteurs à des valeurs « que nous connaissons aujourd’hui pour fausses ». Il existerait ainsi une relation, un rapport de proportionnalité, entre qualité artistique et égarement religieux et philosophique. Les œuvres auxquelles Nietzsche fait ici allusion sont toutes européennes et elles ont toutes un lien avec la religion chrétienne : les cathédrales gothiques (~XIIIe-XVe siècles), la Divine comédie (œuvre poétique de l’écrivain italien Dante Alighieri écrite entre 1300 et 1320, composée de trois parties : Enfer, Purgatoire, Paradis), les tableaux de Raphaël (peintre et architecte italien de la Renaissance, 1483- 1520) et les fresques de Michel-Ange (sculpteur, peintre, architecte et poète italien de la Renaissance, 1475-1564). Toutes ces œuvres ont en commun, malgré leurs grandes différences par ailleurs, des références théologiques et métaphysiques : la scolastique pour les deux premières, une conception du christianisme nourrie de la lecture de Platon, d’Aristote et des néo-platoniciens (Plotin, Pic de la Mirandole) pour les deux autres. Cathédrale de Strasbourg Achevée en 1439 Raphaël, Transfiguration, 1520 Michel Ange Pietà 1499 Domenico di Michelino Dante expliquant la Divine comédie, 1465 Nietzsche a sans doute raison de supposer que dans les périodes considérées, Moyen Âge et Renaissance en Europe, la création artistique trouvait son élan, son énergie (et une grand partie de ses thématiques) dans le lien qu’elle entretenait avec des croyances, des valeurs, des références de types religieux et métaphysique : en l’occurrence la théologie chrétienne, à laquelle s’ajoutent, à la Renaissance, les récits et mythes de l’antiquité et la philosophie grecque. L’admiration que Nietzsche porte aux œuvres citées est ambivalente : leur qualité artistique est indéniable, mais cette qualité est due à une « foi esthétique » qui, selon lui, n’a plus cours : les références sur lesquelles ces œuvres s’appuyaient et dans lesquelles elles trouvaient leur vitalité appartiennent maintenant, selon lui à des époques révolues et sont aujourd’hui récusées. Pour qu’il y ait création, semble-t-il dire, il faut que l’artiste soit porté par la croyance en une vérité. La puissance de l’art consiste à « porter au sublime », à « entraîner et élever au ciel de la transfiguration » des « représentations » correspondant à cette croyance et à cette vérité. Or notre époque à nous, dit Nietzsche, à nous qui vivons dans le dernier tiers du XIXe siècle, a récusé cette vérité, a rendu vaine cette croyance. Par conséquent, il ne peut plus y avoir de création artistique comparable aux Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020 Page 3 sur 5 œuvres citées, l’art devient pour nous l’objet de considérations nostalgiques, il ne nous en restera plus bientôt qu’une « légende touchante ». On pourrait noter ici, malgré tout l’anti-hégélianisme explicite de Nietzsche, que le texte que nous sommes en train de lire « ressemble » par certains traits à ceux de Hegel que nous avons lus précédemment, ceux qui parlaient d’un « après de l’art » et disaient en gros que la relation que nous entretenons désormais avec l’art n’est plus une affirmation vivante, mais un retour réflexif. L’art, disait Hegel dans son cours sur l’esthétique, « a perdu pour nous tout ce qu’il avait d’authentiquement vrai et vivant, sa réalité et sa nécessité de jadis, et se trouve désormais relégué dans notre représentation », il est maintenant pour nous, « quant à sa suprême destination une chose du passé uploads/Philosophie/ envoi-6.pdf
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- Publié le Jui 06, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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