JOSETTE REY-DEBOVE Féminisation d'une langue : une affaire d'usage Parmi les fr
JOSETTE REY-DEBOVE Féminisation d'une langue : une affaire d'usage Parmi les francophones, les Français sont ceux qui prennent le plus à cœur tout ce qu'ils voient changer dans leur langue maternelle, que ce changement soit le résultat normal de l'évolution ou (bien pire) qu'il soit dû à une intervention autoritaire des gouvernements. Evolution ou intervention, dans les deux cas, il y a des changements plutôt positifs, d'autres plutôt négatifs, mais on oublie en France d'en faire le bilan objectif parce qu'on prend pour un absolu l'état de langue de l'époque précédente, en liaison avec la pérennité de la culture d'un pays qui a une longue histoire. Des crises ont ainsi ponctué la seconde moitié du XXe siècle: celle des anglicismes dans les années 1960, qui ont fait croire à la créolisation du français, celle des " rectifications de l'orthographe ", simplification graphique accusée de porter atteinte à la beauté littéraire de nos textes (1990), et à deux reprises celle de la féminisation des noms de métier pour les femmes (1986 et 1998) condamnés comme des néologismes abusifs pat l'Académie française. On tentera ici de faire le point sur cette dernière affaire, plus compliquée que les deux autres parce qu'elle est liée à l'égalité en droits des hommes et des femmes, la parité, qui date de 1789, et que la coutume n'a jamais réussi à mettre en pratique ; le double sens du mot homme "mâle" et " être humain " a même fait penser, à tort, que la Déclaration des droits de l'homme ne concernait que le sexe masculin. La société française comprend 53 % de femmes électrices qui sont très insuffisamment représentées dans les hautes fonctions du secteur privé ou de l'État. Quel rapport avec la langue ? C'est très simple, ce qui n'a pas de nom a peu d'existence, et dire d'une femme que c'est un directeur ou un architecte, c'est nier l'existence des femmes tout comme leur différence. Une première Commission a travaillé en 1984-86 sous la direction d'Yvette Roudy et a abouti à une circulaire très raisonnable, publiée au Journal Officiel le 11 mars 1986, correspondant malheureusement à la chute du gouvernement Fabius qui l'avait soutenue. à cette époque, aucune réflexion n'avait été faite par les médias ni le grand public sur la féminisation. On tournait plutôt cette intervention en dérision ; on créait des féminins pour s'en moquer, qu'ils soient mal formés comme ingénieuse, successeuse ou bien formés mais inaccoutumés, comme pompière (de pompier), écrivaine (qui fait vilaine en dépit de châtelaine, ou amatrice qui faisait matrice ("utérus", mot hors d'usage), ou chefesse qui rimait avec fesse. L'esprit gaulois, peut-être ? Le second épisode a mis en jeu des arguments plus sérieux, mais dont beaucoup étaient néanmoins mauvais. Voici comment les choses se sont produites. Plusieurs femmes ayant été nommées ministres par Lionel Jospin, elles ont souhaité que l'on dise Madame la ministre plutôt que Madame le ministre, expression contradictoire qui allie le féminin au 2 masculin et provoque de nombreuses difficultés grammaticales. Nous avons appris à l'école qu'on s'adressait à une femme au féminin, c'est dans toutes les grammaires : un élève, une élève,- un pianiste, une pianiste; un directeur, une directrice ; un académicien, une académicienne. En français, tout les noms sont ou du masculin ou du féminin, et il n'existe pas de neutre, même pour les objets, n n'y a que deux cas où la grammaire masculinise les femmes, selon la décision du Vaugelas (XVIIe siècle). D'abord lorsqu'un groupe est composé d'hommes et de femmes, l'accord se fait au masculin pluriel même s'il n'y a qu'un homme : les étudiants ont manifesté; Paul et Marie sont contents; plusieurs filles et un garçon ont été pris et emmenés. Le second cas est l'emploi indéterminé ; si l'on ne connaît pas le sexe de la personne, on emploie le masculin singulier : Vous trouverez ce produit chez un pharmacien ; il faut l'accord de votre associé; tout étudiant sait cela. Voici pour les règles de grammaire. Ces règles ne suffisent pas à constituer le masculin comme genre neutre qui permettrait de designer des femmes (avis de l'Académie, où trois académiciennes sont appelées académiciens, portent l'épée et le bicorne sans broncher), Mais que l'on dise la ministre, l'académicienne en parlant d'une femme précise, c'est cela même qu'exige la grammaire. Si le lecteur ne trouve pas le féminin une ministre dans les dictionnaires, c'est parce que les femmes n'avaient pas encore accédé à cette fonction, et que le rôle des dictionnaires n'est pas de proposer des mots qui ne sont pas employés. De plus, peut-on dire que la ministre est un néologisme, puisque c'est l'article qui prend en charge le féminin, et non pas un mot nouveau, comme le serait ministresse, ou maïeuticien inventé par les hommes qui ne voulaient pas être appelés sages-femmes alors que les femmes acceptent d'être des prud'hommes ! Exigences grammaticales et usages lexicaux On essaie de nous embrouiller en citant des noms masculins en -eur pour lesquels la grammaire ne fournit pas de règle de féminisation : un ingénieur, un proviseur, un successeur, un vainqueur... (il y en a une vingtaine). En simplifiant, pour qu'un mot en - eur fasse son féminin en -euse (danseur, danseuse), il faut un verbe de base [danser] ce qui n'est pas le cas dans les exemples cités, ou bien il faut une finale en -teur (directeur, directrice). Mais la plupart des mots se féminisent régulièrement et surtout ceux qui sont terminés par un e au masculin, comme ministre ! Récemment dans la presse, on a rencontré de nombreuses formes nouvelles : la juge, la garde des sceaux, la députée, la magistrale, la sénatrice qui vont paraître dans le Petit Robert de 1999. Et nous serons alors en mesure de satisfaire partiellement les pays qui ont déjà publié des listes de noms féminisés, le Québec (1979), la Suisse (1988) et la Belgique (1994). Ils présentent des solutions un peu différentes; le texte des Belges est celui qui est le plus proche de la sensibilité française (pas de auteure avec un e, mais une auteur, en s'alignant sur les noms abstraits: la frayeur, la pesanteur, etc.). 3 La sémantique doit aussi être prise en compte ; certains ont avancé étourdiment que le masculin et le féminin étaient arbitraires pour les personnes, en faisant deux types de confusions. La première consiste à généraliser à toit le cas de quelques emprunts qui ont gardé leur genre d'origine : une sentinelle pour un homme (italien), un mannequin pour une femme (néerlandais). La seconde consiste à confondre un nom de personne et une métaphore, comme dans l'emploi de il a épousé un boudin (fille mal faite) ou elle a épousé une moule (un homme sans énergie). Il faut écarter d'emblée tous ces faux exemples. Enfin, on a voulu nous faire distinguer les métiers des fonctions, problème juridico- social qui n'est pas soulevé dans les grammaires. On pourrait dire une institutrice mais pas une sénatrice ! Nous attendons encore cette liste des fonctions au masculin, qui sont forcé- ment les hautes fonctions, domaine que les Français de sexe masculin considèrent comme une chasse gardée. L'affaire du féminin n'est donc pas terminée. Mais qui fait la langue française ? Ceux qui l'utilisent ! et ce qui n'est pas vraiment le cas aujourd'hui où l'on a affaire à des avocates soi-disant avocats, ou à des conseillères municipales qui se disent conseillers municipaux. Le Français dans le monde. n° 304. P. 59-60. 1. Répondez par écrit aux questions ci-dessous: 1. Quel est l'objet d'étude du texte? 2. Quelles crises sont évoquées dans l'article? 3. Commentez l'expression: "Ce qui n'a pas de nom a peu d'existence". 4. Quelles tentatives a connues la féminisation des noms de métier pour les femmes? 5. Quelles sont les exigences grammaticales limitant la féminisation des noms des noms masculins? 6. En quoi consistent deux types de confusions dues au caractère arbitraire du masculin et du féminin? 2. Expliquez les termes et les expressions du texte: la féminisation la pérennité porter atteinte à qch un néologisme tourner en dérision mettre en jeu masculiniser être en mesure de f. qch une chasse gardée uploads/Philosophie/ feminisation-d0une-langue-1.pdf
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- Publié le Mai 08, 2021
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