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: Mi11i111a lt1111i11a Pl1é110111é11ologie et politicf tte cle la lt1111ière PA R GEORGES 0101-HUBERMAN li faut, pour savoir, savoir trancher. Il faut savoir situer la ligne de crête ou de front, savoir où l'on veut situer son savoir. E t, par conséquent, savoir ce que l'on accepte de perdre - de perdre en non-savoir - lorsqu'on cherche à gagner quelque chose en savoir. Il est certain que les neurosciences ont beaucoup à nous apprendre sur ce qu'est le sensible, et comment il fonc- tionne. Mais, avec le sensible a /'œuvre, ne franchit-on pas un cap, ne passe-t-on pas d'une échelle à l'autre? Traversons les frontières, mais gardons-nous de confondre les échelles de grandeurs : la leçon de Gaston Bachelard n'est pas obsolète quand il plaçait la confusion des ordres de grandeurs au rang d'obstacle épistémologique par excellence (comme lorsqu'on croit, à observer la trajectoire des planètes, que cela pourrait influer sur nos affaires de cœur). Je crains fort de ne pas travailler dans l'échelle neuro, bien que cette dimension soit liée, sans aucun doute - mais comment? toute la question est là -, à celle où s'observent, comme je tente de le faire, les« symptômes culturels». Disons : l'échelle névro. Je rappelle brièvement, en citant l'inépuisable Dictionnaire historique de la langue française, l'émergence, à la fois conjointe et disjointe, de ces deux préfixes dans notre vocabulaire : « NEUR- , NEURO- , NÉVR- , NÉVRO- : élément savant tiré du grec neuron, 'tendon• qui se disait aussi du sexe de l'homme et, par métonymie, d'une corde (jaite avec des nerfs ou des boyaux), du lien qui fixe la tête de la flèche, de la corde d'une lyre, des fibres d'une plante. Ce n'est que tardivement et dans le vocabulaire médical qu'il a pris le sens moderne de u nerf' en tant qu'organe de sensation. [...] L a variante névro- repose sur la prononciation byzantine de l'u grec adoptée par le latin médiéval [et a donné névrose, névrotique, dans le champ des sciences psycho- pathologiques] 1• » * JI y a peut-être une définition de la lumière dans l'ordre de grandeur neuro et dans son approche du sensible. Mais, dans l'ordre de grandeur du sensible a /'œuvre, je dirai qu'il y a seulement des lumières, et même des lumières contre lumières. Il est, à cette échelle, insuffisant de parler de la lumière en général , de la lumière comme véhicule ou milieu de la visibilité en général. li y a bien lutte de certaines lumières contre d'autres lumières, parce que certaines lumières font apparaître les choses tandis que d'autres les font disparaître. La lumière est comme le feu: elle est mul- tiple, elle est vorace. E lle est pour le meilleur et pour le pire. En prenant un exemple qui fut cher à Pier P aolo Pasolini, l'exemple des lucciole 2, on dira qu'il est très facile de faire dispa- raître les lucioles : il suffit d'allumer un projecteur, un spot suffisamment puissant ou un réverbère d'autoroute. Pour faire réapparaître les lucioles - ce qui est toujours possible, puisque beaucoup de choses de la nature et presque toutes les choses de l'esprit sont capables de survivances -, il suffira de rendre à la nuit son pouvok de latence et de prégnance. Il suffira de .. ... . . . . . . . .. .:!:•· :::. ........ : . • • •• : .. :: .... :• .: ::: .. .. ::•; ~~: ::. :. ::::: ..... . .. . .. ::• .; :.·:::-;: ;: . :·. 1 ••••• . .. .. . .. ::::::: .:.::• .. ~::::. .. .. ::::;~. ::::::. ::=-::: .. , .... .. ::·· :::~lt! •••••• ·::::·: .. :, . .:: ... •·U··· ........ •••• !::···· ... ::•• •::-.:: ::l:~: :-:u •:.r-:::. ···:~~ ... ·m . ..: •• LUM I ERE l'accepter, d'accéder à son pouvoir de visualité, qui se nomme : l'obscur. Alors, les lucioles pourront réapparaître - même s'il vous faudra attendre très longtemps : on ne sort pas comme cela, d'un coup, d'un état de «disparition» dans la lumière. Mieux encore, en réapparaissant, elles feront apparaître la nuit elle-même comme ce milieu visuel depuis lequel nous par- viennent leurs précieux signaux. Il y a des choses, comme les lucioles, qu'il ne faut peut-être pas éclairer simplement ou «élucider» à tout prix; une luciole éclairée perd sa propre lumière et ne nous apparaît plus que depuis son petit corps d'insecte sec, minable et insignifiant. Peut-être faut-il au contraire préserver leur liberté d'apparaître ou pas, ou de faire les deux choses à la fois : apparaître et disparaître en passant devant nos yeux comme un éclair ou une étoile filante, fût-elle lente. * Les lucioles, jusque dans leur disparition éventuelle, nous parlent de l'apparition des images. Comment faire apparaître une image? Comment l'éclairer? Comment appréhender, comment relation complexe qu'il reste à établir entre phénoménologie et politique du visible. Qu'entend-on, d'ailleurs, ici ou là, lorsqu'on dit d'une chose qu'elle nous est visible? Du côté des approches sociologiques contemporaines inspirées, notamment, par le livre de Daniel J. Boorstin The Image', la« visibilité» serait le nouveau nom - «civilisation de l'image» oblige - de l'antique« renommée» ifama). La sociologue Nathalie Heinich a, ainsi , complété son analyse de I' «élite artiste», mise en place selon elle depuis le x1x< siècle, par une enquête sur les phénomènes de« visibilité» en tant que caractéristique centrale du « régime médiatique» contemporain•. L a notion de visibilité s'identifie dès lors à quelque chose comme un régime scopique de la renommée>, qui fonc- tionne aussi comme un régime capitalistique des« valeurs» ou des «biens » visuels. Qu'il y ait des choses ou des êtres plus «vus» que d'autres si gnifie, selon Nathalie Heinich, que la visibilité peut se comprendre comme un véritable capital susceptible, à ce titre, d'être mesuré et géré comme n'importe quelle autre quantité économique•. li y a dont' bien l'onlraste et 1nc!1ue lutte de l'erlaines hnnières a,·el' d"autres hnnières. susciter son apparition? Comment respecter la lumière singulière appelée par une œuvre d'art ? Comment trouver la lumière juste - esthétiquement, éthiquement - pour une image? On sait, depuis Walter B enjamin, toute la signification anthropolo- gique, esthétique et politique, d'une simple modification dans l'éclairage des rues de Paris, par exemple'· On sait, depuis André Malraux, ce que peut signifier la nouvelle illumination, en éclairage rasant par exemple, d'un monument du patrimoine. Il y a donc bien contraste - et même lutte - de certaines lumières avec d'autres lumières. À la nécessaire phénoménologie de la perception, il faudrait désormais adjoindre une non moins nécessaire «polémologie de la perception », quelque part entre mésentente et partage, pour rendre hommage aux travaux de Jacques Rancière sur la question des rapports entre esthétique et politique•. Il est vrai que la lecture des travaux sociologiques ou politiques sur l'art nous prive souvent d'une phénoménologie précise du monde sensible, alors que celle-ci - à la recherche d'une anthropologie commune à toute perception esthétique - fait souvent l'impasse sur les divergences sensibles dont chaque objet visuel est susceptible de faire l'objet. La notion de «goût » servant, le plus souvent, de cache-misère ou d'alibi dans cette R ien n'est plus vrai et rien n'est plus faux. Rien n'est plus vrai, parce que rien ne décrit mieux l'état présent de nos aliénations, de nos courses au «capital ». Mais si, comme le veut avec raison Nathalie Heinich, la« visibilité» est ce «phénomène social total touch[ant] tous les domaines de la vie collective• », alors rien n'est plus faux que de décrire ce phénomène du seul point de vue des «vainqueurs», pour ainsi dire. R ien n'est plus faux parce que le «capital» et le « régime médiatique» sont bien loin d'épuiser la totalité des phénomènes, des pratiques sociales et, bien sûr, des faits de «visibilité». JI est abusif de considérer le champ social comme réglé dans sa totalité sur un seul fonctionnement. Ce champ devrait bien plutôt être envisagé comme un champ de tensions et, même, comme un champ de batailles : visibilités contre visibilités. Comme il y a lumières contre lumières, comme il y a pouvoirs contre pouvoirs, comme il y a fonctionnements contre fonctionnements. Une anal yse cohérente de la société où nous vivons et des« visibilités» qui s'y forment ne pourra donc se passer - comme Georg Simmel , entre autres, l'avait bien vu•• - d'une analyse dialectique mettant en jeu tout ce qui est « visible )> ou« capitalisé » avec, et contre, tout ce qui refuse de l'être. Que ce soit par volonté ou par destin N OTO 10 M I N IMA LU M I NA - par conflit en tout cas -, il y a des phénomènes qui échappent à la logique des vainqueurs. S'il était vraiment impossible d'échapper à cette logique, les lucioles auraient bel et bien disparu. Mais ce n'est pas le cas : elles existent malgré tout comme existent, partout, des minorités. Elles existent quelquefois - mais pas seulement, loin s'en faut - sous la forme d'œuvres d'art ménageant uploads/Philosophie/ georges-didihuberman-minima-lumina-phenomenologie-et-politique-de-la-lumiere.pdf
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- Publié le Oct 14, 2021
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