Les fondements nazis de l’œuvre de Heidegger1 En 1998, il y a sept ans, la Régi

Les fondements nazis de l’œuvre de Heidegger1 En 1998, il y a sept ans, la Régionale Paris-Créteil-Versailles de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public m’avait convié à présenter mon livre sur Philosophie et perfection de l’homme. De la Renaissance à Descartes. La conférence, ainsi que le débat qui avait suivi, avaient été ensuite publiés dans L’Enseignement philosophique. A travers mes recherches sur Descartes et la Renaissance, je m’étais interrogé sur ce qui caractérise en propre le mode de pensée du philosophe, dans sa relation à la question de l’homme : cette confiance dans ses capacités naturelles à s’accomplir de lui-même qui avait conduit les penseurs humanistes et Descartes lui-même à parler d’hominis perfectio, de perfection de l’homme. Aujourd’hui, le sujet dont nous allons discuter est tout autre. Il s’agit en effet d’une œuvre, celle de Martin Heidegger, dont le rapport à la philosophie apparaît aujourd’hui, à la lumière de la publication en cours de son œuvre dite intégrale ou Gesamtausgabe, particulièrement problématique. Il y a de longues années que je m’interroge sur l’œuvre de Martin Heidegger et les effets de son herméneutique sur notre conception de l’histoire de la philosophie, notamment dans les études cartésiennes. Il y a cinq ans, alerté par les textes particulièrement odieux qui venaient d’être publiés au tome 16 de la Gesamtausgabe (désormais GA), et qui excèdent de loin ce que l’on pouvait lire jusqu’alors d’après la publication ancienne de Guido Schneeberger, j’ai repris l’examen de fond de l’œuvre de Heidegger. Ma surprise a été considérable de voir que son hitlérisme n’était pas seulement le fait de discours et de conférences ouvertement « politiques », mais qu’il constituait la trame explicite d’un nombre considérable de ses cours. Ce n’est pas seulement comme recteur, mais aussi comme enseignant, comme professeur de philosophie, que Heidegger s’est mis corps et âme au service de la diffusion du nazisme. La signification du travail critique sur Heidegger effectué dans mon livre ne peut donc se comprendre que si l’on part de la réalité actuelle de son œuvre. Non plus seulement des ouvrages et des traductions le plus souvent édulcorés, publiés en France et ailleurs depuis cinquante ans, mais des 66 volumes aujourd’hui parus en allemand dans la Gesamtausgabe. On y découvre que sous des titres à l’apparence philosophique : La question fondamentale de la philosophie, De l’essence de la vérité, Logique, il a enseigné à ses étudiants en philosophie la doctrine même de l’hitlérisme, avec sa conception raciste et völkisch de la suprématie de « l’essence allemande », son exaltation de la Weltanschauung ou vision du monde du Führer et sa référence à la « voix du sang » et à l’hérédité du sang (das Geblüt). Le nazisme de Heidegger n’est donc pas limité à quelques discours de circonstance. Il s’inscrit au cœur de son enseignement et cela tout au long des années 1933 à 1944. En outre, loin d’avoir pris quelque distance avec ces cours, il a prévu leur publication dans son œuvre : les cours de 1933 à 1944 représentent en effet aujourd’hui 20 volumes de la Gesamtausgabe. J’ai donc voulu savoir jusqu’où était allée cette imprégnation nazie, et j’ai découvert, outre les volumes récemment parus, un certain nombre de textes inédits, dont deux séminaires des années 1933- 1935, qui apportent un éclairage encore plus radical sur cette question. Le texte qui va le plus loin, c’est le séminaire à proprement parler hitlérien, qui s’intitule Sur l’essence et les concepts de nature, d’histoire et d’État, que j’étudie et édite partiellement au chapitre 5 de mon livre. Mais le second séminaire inédit, celui sur Hegel et l’État, apporte également des éléments entièrement nouveaux. J’ai 1 On trouvera ici le texte rédigé pour la conférence prononcée le 14 mai 2005 salle Cavaillès, et non la transcription de la conférence prononcée, avec ses improvisations orales, car le texte eût été beaucoup plus long. porté ces textes inédits à la connaissance du public, pour que l’on prenne enfin conscience de la nécessité d’un réexamen d’ensemble de l’œuvre de Heidegger et de ses fondements. Puisque j’ai évoqué la genèse de mon livre, j’ajouterai le point suivant : la question directrice de ma recherche n’a pas été au départ celle du national-socialisme de Heidegger, mais celle de sa conception de l’homme. C’est à mesure que je progressais vers les fondements de son œuvre, que j’ai pu mesurer à quel point le national-socialisme y était inscrit. Dès lors, il m’est apparu qu’il était impossible de faire la part de l’idéologie et celle de la philosophie. Peut-on en effet sérieusement envisager de prendre un à un les 66 volumes parus de la Gesamtausgabe et de former deux piles : à droite, les ouvrages qui seraient de la pure idéologie nazie, à gauche, ceux qui pourraient-être considérés comme relevant de la philosophie ? Heidegger lui-même a conçu sa Gesamtausgabe comme un tout. Il en a dressé le plan de façon à ce que les cours les plus ouvertement hitlériens paraissent lorsqu’il n’aurait plus à en répondre, qu’ils prennent place au cœur même de l’œuvre, sans aucune réserve ni repentir, et c’est tout cet ensemble qu’il a légué comme son œuvre, pour les générations à venir. Par ailleurs, les études que j’ai pu faire sur le national-socialisme m’ont convaincu qu’il constitue à proprement parler moins une idéologie qu’un mouvement (Bewegung). Certes, le national-socialisme comprend un noyau d’invariants : le racisme, l’antisémitisme, l’affirmation de la supériorité radicale de l’essence, de la langue et de l’esprit allemand, la volonté d’expansion de l’espace vital par la colonisation, l’asservissement et même l’extermination totale des peuples dits inférieurs et de tous ceux qui sont identifiés comme l’ennemi. Mais ces invariants sont tour à tour affirmés ou au contraire édulcorés et passés à l’arrière-plan selon les circonstances et les rapports de force. On connaît par exemple les discours de paix du Führer dans les premières années qui ont suivi sa prise du pouvoir, alors même qu’il ne songe qu’au réarmement de l’Allemagne. La puissance d’adaptation du « mouvement » est une réalité qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit. Or c’est comme « mouvement » que Heidegger fait l’éloge du national-socialisme dans son cours de 1935, où il exalte « la vérité interne et la grandeur de ce mouvement » (die innere Wahrheit und Größe dieser Bewegung). Ce point est capital pour comprendre l’évolution des relations entre l’œuvre de Heidegger et le mouvement national-socialiste, et pour devenir plus conscient des stratégies d’euphémisation de son discours qu’il a su mettre en œuvre, tout d’abord dans les années 1920, puis après la défaite nazie de 1945. On le voit ainsi, à la fin des années 1940, dans une lettre inédite à Ernst Jünger conservée à Marbach, affirmer, à propos d’un aphorisme de Rivarol, que le « mouvement » se continue dans le « repos ». 1. La signification politique de Etre et temps, à la lumière des cours récemment publiés Mes recherches ont également porté sur les années 1920, des conférences de 1925 intitulées Le combat actuel pour une vision du monde historique à Etre et temps publié en 1927. J’ai découvert l’importance des liens intellectuels qui unissent alors Heidegger à des auteurs racistes et pré-nazis comme Erich Rothacker, Alfred Baeumler, Oskar Becker, et même le raciologue Ludwig Clauß, à qui Heidegger aurait confié : « ce que je pense, je le dirai lorsque je serai professeur ordinaire ». Il faut désormais tenir compte de ce contexte pour comprendre les affirmations de Etre et temps comme le fameux § 74 (p.384) sur l’historicité où Heidegger déclare que le Dasein n’advient comme destin commun (als Geschick) qu’en tant que communauté, peuple. L’identification du Dasein authentique à la Gemeinschaft et au Volk se trouve donc bien affirmée dès 1927 dans Etre et temps. Et je pense avoir apporté, au premier chapitre de mon livre, suffisamment d’éléments pour que l’on puisse procéder aujourd’hui à un réexamen approfondi de Etre et temps. Par ailleurs, les cours actuellement publiés des années 1933-34 nous révèlent que Heidegger n’a repris, dans son livre sur Kant de 1929, la question « qu’est-ce que l’homme ? » que pour la transformer, dans ses cours et écrits des années 1930, en la question « qui sommes-nous ? », à quoi il répond : « nous sommes le peuple », le seul à avoir encore une « histoire » et un « destin völkisch ». Ce peuple, Heidegger l’entend en effet de manière völkisch, c’est-à-dire, selon ses propres termes, comme souche (Stamm) et comme race (Rasse). Il s’agit pour lui de réaliser une « mutation totale » dans l’existence de l’homme, selon « l’éducation pour la vision du monde national-socialiste » inculquée dans le peuple par les discours du Führer (GA 36/37, 225). Peut-on sérieusement considérer qu’il s’agit d’un égarement politique passager, ne remettant pas en cause la valeur de Etre et temps? Ce serait aller contre les affirmations les plus explicites de Heidegger lui-même. On le voit en effet expliquer en 1934 à ses étudiants que « le souci – terme le plus central de uploads/Philosophie/ heidegger-faye-conference.pdf

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