Itinéraires Littérature, textes, cultures 2015-3 | 2016 Ethos numériques L’etho
Itinéraires Littérature, textes, cultures 2015-3 | 2016 Ethos numériques L’ethos discursif et le défi du Web Discursive Ethos and the Challenge of the Web Dominique Maingueneau Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/itineraires/3000 DOI : 10.4000/itineraires.3000 ISSN : 2427-920X Éditeur Pléiade Référence électronique Dominique Maingueneau, « L’ethos discursif et le défi du Web », Itinéraires [En ligne], 2015-3 | 2016, mis en ligne le 01 juillet 2016, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/ itineraires/3000 ; DOI : 10.4000/itineraires.3000 Ce document a été généré automatiquement le 19 avril 2019. Itinéraires est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. L’ethos discursif et le défi du Web Discursive Ethos and the Challenge of the Web Dominique Maingueneau 1 L’un des problèmes que pose l’ethos considéré comme outil d’analyse est que la conception que l’on s’en fait dépend pour une bonne part des types de discours auxquels on l’applique de manière privilégiée. C’est ce que j’ai essayé de montrer récemment (Maingueneau 2014) en prenant pour données des productions de locuteurs non experts, données qui tranchent sur les corpus habituels des analyses menées en termes d’ethos. Cette difficulté est encore plus évidente quand on a affaire au Web, dont le fonctionnement ne ressortit pas au régime de discours dans et pour lequel la notion d’ethos a été élaborée, en rhétorique comme en analyse du discours. Ce nouveau type de matériau, qui pose la question essentielle de l’« identité numérique » (Perea 2010), ne peut qu’avoir une incidence sur la notion même d’ethos. 1. L’ethos discursif 2 La notion même d’ethos est loin d’être évidente. Je signalerai deux difficultés. La première est que ce n’est pas « un concept théorique clair » (Auchlin 2001 : 93) mais une notion qui s’appuie sur le sens commun : en énonçant, tout locuteur active nécessairement chez l’interprète la construction d’une certaine représentation de lui- même, qu’il doit s’efforcer de contrôler. Pour en faire un concept opératoire, il faut l’inscrire dans une problématique qui n’en exploite que certaines facettes, en fonction de la discipline et des présupposés du chercheur. La seconde difficulté tient au glissement constant de l’ethos discursif à l’ethos non discursif. La notion d’ethos est foncièrement hybride, comme d’autres en analyse du discours – à commencer par celles de « discours » ou de « genre de discours » – et cela lui confère une instabilité essentielle. Ce glissement est déjà visible dans l’œuvre d’Aristote. On cite souvent le passage de la Rhétorique où Aristote définit l’ethos proprement discursif : « on persuade par le caractère quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de foi […] Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une prévention sur le caractère de l’orateur1 » (1356 a). Pourtant, L’ethos discursif et le défi du Web Itinéraires, 2015-3 | 2016 1 comme l’a bien montré F. Woerther (2007), dans la même Rhétorique et dans d’autres ouvrages d’Aristote (sur la musique, la politique, la zoologie, etc.), la notion d’ethos est utilisée pour décrire des phénomènes qui ne sont pas du ressort des sciences du langage. Beaucoup plus près de nous, il existe en sociologie une réflexion sur l’ethos illustrée par des noms tels que Max Weber, Norbert Elias ou Pierre Bourdieu ; la microsociologie de Goffman et sa « présentation de soi » constitue une sorte de pont entre les deux traditions, rhétorique et sociologique. C’est particulièrement évident dans le livre de R. Amossy (2011), au titre révélateur : La Présentation de soi. Ethos et identité verbale. 3 Pour ma part, c’est en analyste du discours que j’aborde l’ethos, par conséquent en termes d’ethos discursif. Celui-ci implique à la fois l’ethos dit (ce que le locuteur dit sur lui-même, par exemple qu’il est un homme simple), et l’ethos montré (ce que montre sa manière d’énoncer). Cette distinction est exprimée chez Ducrot (1984 : 201) à travers l’opposition entre locuteur-L (le locuteur en tant qu’il est en train d’énoncer) et locuteur-λ (le locuteur en tant qu’être du monde, hors de l’énonciation). L’ethos discursif se montre dans l’acte d’énonciation, il ne se dit pas dans l’énoncé ; il est perçu, mais il ne fait pas l’objet du discours. Alors que l’ethos discursif est une dimension constitutive de toute énonciation, l’ethos dit, lui, n’est pas obligatoire. Ducrot n’évoque que l’ethos dit non discursif, celui qui concerne la personnalité du locuteur ; mais il existe aussi un ethos dit verbal, c’est-à-dire qui porte sur les propriétés de l’énonciation elle-même (« je ne sais pas m’exprimer en public », « je n’aime pas les longs discours », etc.). 4 Les analystes du discours distinguent en outre « ethos discursif » et « ethos préalable » (ou « prédiscursif »), car bien souvent les destinataires disposent d’une représentation du locuteur antérieure à sa prise de parole, surtout s’il s’agit de personnes qui occupent la scène médiatique. Pour le Web les choses sont beaucoup plus compliquées, étant donné que bien souvent les intervenants sont invisibles (ainsi les concepteurs d’un site), anonymes ou pseudonymes. 5 Mais ce que recouvre l’ethos discursif est loin d’être clair. Quand on parcourt les travaux qui en font usage, on constate que son contenu est instable. Il est par exemple question d’ethos « de paysan », « de femme », « d’expert », etc., ou encore d’ethos « calme », « communiste », « rural », « prophétique », etc. Pour introduire un minimum d’ordre, j’ai proposé (Maingueneau 2014) de spécifier davantage en distinguant dans l’ethos trois dimensions (catégorielle, expérientielle et idéologique) qui sont plus ou moins saillantes selon les textes considérés. 1. La dimension « catégorielle » recouvre des rôles discursifs ou des statuts extradiscursifs. Les rôles discursifs sont ceux qui sont liés à l’activité de parole : animateur, conteur, prédicateur, etc. Les statuts extradiscursifs peuvent être de natures très variées : père de famille, fonctionnaire, médecin, villageois, Américain, célibataire, etc. 2. La dimension « expérientielle » recouvre les caractérisations socio-psychologiques stéréotypiques : bon sens et lenteur du campagnard, dynamisme du jeune cadre, etc. 3. Une dimension « idéologique » renvoie à des positionnements dans un champ : féministe, de gauche, conservateur ou anticlérical, dans le champ politique, romantique, surréaliste ou naturaliste, dans le champ littéraire, etc. 6 Ces trois dimensions interagissent fortement. Par exemple, le paysan (catégoriel) a des affinités stéréotypiques avec le bon sens (expérientiel) et le conservatisme (idéologique), l’expert avec le calme et la neutralité, etc. L’ethos discursif et le défi du Web Itinéraires, 2015-3 | 2016 2 7 A priori, la liste des prédicats qu’on peut prendre en compte pour caractériser un ethos est ouverte. Mais la plupart du temps, en fonction du genre et du type de discours concerné, l’analyste filtre de manière drastique les éléments qu’il juge pertinents. S’il aborde un genre politique électoral, il va plutôt privilégier les prédicats qui ressortissent au positionnement idéologique (de droite, pro-européen, anarchiste, etc.) et certains prédicats psychologiques (compétence, autorité, honnêteté, courage, etc.). C’est ainsi que P. Charaudeau (2005) a essayé de dégager les catégories d’ethos qui seraient spécifiques des acteurs politiques. Il les regroupe autour de deux axes : « crédibilité » et « identification ». Le premier, par exemple, recouvre des prédicats expérientiels tels que « sérieux », « vertueux », « compétent », etc. 8 Dans mes propres travaux j’ai mis l’accent sur l’ethos expérientiel, dans la mesure où j’ai élaboré ma conception de l’ethos en étudiant des corpus religieux (Maingueneau 1984), puis littéraires (1993) et publicitaires (1998), où la relation entre la parole et un imaginaire du corps est forte. Dans ce modèle, le destinataire construit la figure d’un garant doué de propriétés physiques (corporalité) et psychologiques (caractère) en s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales stéréotypiques évaluées positivement ou négativement, que l’énonciation contribue à conforter ou à transformer. Le pouvoir de persuasion d’un discours tient ainsi pour une bonne part au fait qu’il amène le destinataire à s’identifier au mouvement d’un corps, fût-il très schématique, investi de valeurs historiquement spécifiées. Les « idées » suscitent l’adhésion du lecteur parce que la manière de dire implique une manière d’être. Cette conception de l’ethos est mise en évidence à travers le concept d’« incorporation », qui joue sur trois registres : • l’énonciation confère une « corporalité » au garant, elle lui donne corps ; • le destinataire incorpore, assimile à travers l’énonciation un ensemble de schèmes qui correspondent à une manière spécifique de se rapporter au monde ; • ces deux premières incorporations permettent la constitution d’un corps, de la communauté imaginaire de ceux qui adhèrent au même discours. 9 L’incorporation du destinataire implique un « monde éthique » (Maingueneau 2000) dont participe le garant. Ce « monde éthique » subsume un certain nombre de situations stéréotypiques associées à des comportements verbaux et non verbaux (le monde éthique du cadre dynamique, des snobs, des stars de cinéma, etc.). 10 Quelle que soit la conception que l’on se fait de l’ethos, on ne peut l’autonomiser. Il n’est qu’une uploads/Philosophie/ l-x27-ethos-discursif-et-le-defi-du-web.pdf
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- Publié le Sep 12, 2022
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