LES MATHEMATIQUES ET LA NATURE Miguel Espinoza (1997) 1. Introduction Cet essai

LES MATHEMATIQUES ET LA NATURE Miguel Espinoza (1997) 1. Introduction Cet essai est consacré à la relation entre les mathématiques et la nature suivant les différentes conceptions des mathématiques. Il est difficile de trouver une source unique aux mathématiques car leur domaine est vaste et varié, et comment vérifier les suggestions réalistes ou idéalistes concernant la nature des mathématiques, si ces doctrines sont des interprétations différentes du même ensemble de faits? Mais si on regarde les mathématiques du point de vue de l'intelligibilité de la nature, on apprécie les options réalistes dont le principal avantage consiste à nous persuader que l'adéquation réciproque de la nature et des mathématiques, leur résonance, leur mutuelle constitution évidente, par exemple, dans la physique mathématique, ne sont pas des mystères insondables mais une situation à laquelle on pouvait s'attendre. Il est impossible de rendre intelligible un phénomène ou une situation sans se placer à une certaine distance par rapport à eux. Cette distance est assurée par le langage, naturel ou formel. Chaque système de symboles qui constitue un langage déterminé a son style propre de relation avec les choses et sa façon de construire des énoncés et de les transformer, c'est-à-dire sa façon d'engendrer la signification. Le nominalisme, l'empirisme, le réalisme, etc., sont des modèles interprétatifs de l'évidence rationnelle ou de l'évidence empirique, il ne faut donc pas s'attendre à ce qu'ils soient définitivement corroborés ou réfutés par l'expérience ou par la raison. Les langages sont des systèmes complexes dont nous ne savons pas encore comment ils ont émergé; il est ainsi peu probable qu'une seule doctrine détienne la clé des rapports entre un langage et la nature. Ce 2 qui est vrai du langage naturel n'est peut-être pas nécessairement vrai de la géométrie ou de l'analyse, ou encore de la musique ou de la peinture. Mais en philosophie il ne s'agit pas seulement de résoudre les discussions: on peut les réviser à la lumière de nouveaux événements, les réinterpréter, marquer les avantages ou les inconvénients de telle ou telle idée selon les objectifs qu'on s'est fixés. Etant donné que c'est dans le contexte de l'intelligibilité de la nature que j'aborde les doctrines et que ce problème suppose un contexte réaliste, j'indiquerai les avantages du réalisme et les inconvénients des autres philosophies. 2. Le nominalisme ou la peur d'être trompé par les mots Il est difficile de s'inspirer des doctrines nominalistes pour étudier la nature, et on a toujours du mal à comprendre la cohérence d'esprit de savants qui, comme Stephen Hawking, adoptent une attitude nominaliste et positiviste en philosophie, tout en consacrant leur vie à l'étude de la nature. L'une des coupures nominalistes avec le réalisme aristotélicien consiste à nier que les essences ou que les espèces existent dans la réalité externe au sujet: elles se trouveraient dans l'esprit, dans le langage, d'où l'idée que la science, l'étude de l'universel immuable selon les philosophes de l'antiquité et les médiévaux, devienne principalement une question de concepts et de propositions, et secondairement une question relative aux choses. Si le langage a une relation immédiate et transparente avec lui-même, alors la certitude est possible seulement par rapport aux concepts et aux propositions, tandis que le passage aux choses est un saut dans l'incertain: il s'agit de l'un des traits principaux du nominalisme. Une fois la priorité accordée au langage, le passage à la connaissance des choses dépendra des possibilités du langage, de sa capacité à créer la signification, de sa façon de générer des énoncés, de ses pouvoirs déductifs. L'idéalisme est inscrit dans le nominalisme: l'univers est dans le mot. Les doctrines nominalistes sont sceptiques et timorées. Le nominaliste n'est pas sûr d'avoir touché la réalité et il a peur d'être dupe et désorienté par le langage. Cette peur a été héritée par les philosophes analytiques qui ne se lassent pas de bricoler avec le langage, ils n'ont pas le goût du risque intellectuel. Au contraire, les réalistes sont des gens que les obstacles pour arriver au réel n'arrêtent pas facilement. 3 L'une des questions principales auxquelles doit répondre la philosophie mathématique est la suivante: comment pouvons-nous expliquer que les mathématiques s'appliquent à la nature? Un nominaliste, Hartry Field, répond qu'on ne peut exiger des mathématiques que la consistance, non la vérité. La théorie mathématique doit être une extension conservatrice de la théorie physique, c'est-à-dire que toute proposition de la théorie physique prouvée à l'aide des mathématiques peut être prouvée sans elles. Si l'on répondait que les mathématiques sont vraies parce qu'elles sont un corps de propositions dérivées d'un ensemble d'axiomes, H. Field dirait à son tour qu'il n'y a pas de raison de décrire les axiomes comme vrais: ce sont des fictions. D'après H. Field, l'explication valable en science est l'explication intrinsèque; elle est composée d'éléments indispensables qui sont ceux susceptibles d'entretenir des relations causales. Par exemple, les électrons, éléments théoriques de la physique, sont causalement pertinents. Par contre, les nombres, entités idéales, ne peuvent entretenir des relations causales avec les entités physiques: ce sont donc des éléments non indispensables formant des explications extrinsèques. Selon H. Field, la science sans nombres est possible, mais il ajoute que cela ne veut pas dire que le savant doive s'interdire d'utiliser les mathématiques: elles permettent l'élaboration de preuves courtes et simples. Nous sommes loin de Platon qui trouve les nombres divins car là où il n'y en a pas il n'y a rien, sauf désordre et confusion, et qui pense que sans la connaissance des nombres nous serions dépourvus d'intelligence et même de morale. La partie des mathématiques sans référence aux entités abstraites et dont le rôle spécifique est la transmission de la vérité, est la logique, ce qui évidemment n'est pas méconnu de H. Field, mais sa croyance que toute mathématique appliquée est réductible à l'appareil déductif est, à mon avis, déraisonnable.1 Dans l'explication, il importe de distinguer l'indispensable du non indispensable, ce qui existe de ce qui n'existe pas. Dans la mesure où le nominalisme est une contribution à cette recherche, c'est un programme pertinent. De plus, H. Field a raison de dire que le problème principal de la philosophie des mathématiques consiste à rendre compte de leur application à l'univers physique. Pour les réalistes, tel Aristote, les mathématiques sont vraies si elles s'appliquent 1 Cf. Hartry Field, Science without numbers, Basil Blackwell, Oxford, 1980. 4 adéquatement à la réalité.2 Les conventionalistes, tel Poincaré, n'y voient autre chose qu'une commodité.3 Ils soulignent, par exemple, que notre perception de la nature n'est pas assez fine pour décider, étant donné plusieurs structures géométriques possibles, laquelle est vraie. Qui veut montrer exhaustivement que les mathématiques des sciences peuvent être remplacées par la logique a du travail pour longtemps. Considérez que la presque totalité des théories mathématiques a trouvé une application et les exceptions se comptent sur les doigts d'une main. Selon Jean Dieudonné, parmi les rares exceptions, on signale la théorie des catégories et l'algèbre commutative.4 Puis il y a des concepts mathématisés: dans la physique mathématique, les mathématiques ne sont pas un langage externe; sans elles, les idées, dans cette discipline, n'existent pas car les mathématiques y jouent un rôle constitutif, elles sont engagées. Quelles sont les chances de réussite du programme nominaliste dans les théories mathématisées? L'ontologie qui sert de support à l'univers du discours de la logique doit accueillir beaucoup d'entités, ce qui serait finalement incompatible avec le paysage désertique envisagé par les logiciens. A moins de proposer que non seulement les mathématiques, mais également la physique, soit une fiction. De toute évidence, telle n'est pas l'intention de H. Field. H. Field prend comme critère d'existence les quanteurs: qu'est-ce qui doit exister pour que les énoncés mathématiques soient vrais? Un meilleur critère est celui d'Aristote: considérez de quelle façon les mathématiques sont une abstraction de l'univers physique et pourquoi elles s'y appliquent. Réponse du Philosophe: le mathématicien, comme le physicien, étudie l'univers physique mais non en tant que physique. Le mathématicien (il n’est pas seul à faire des abstractions) sépare avec la pensée ce qui en réalité est uni. Par exemple, une fois que les entités géométriques ont été séparées des entités physiques par abstraction, les premières se libèrent des caractéristiques sensibles, de la matière, du devenir, et peuvent ainsi être une matière intelligible, les objets immuables d'une science exacte, de la « géométrie philosophique » dans les mots de Platon 2 Les rapports entre les mathématiques et la nature selon Aristote sont bien étudiés dans le livre de Thomas Heath Mathematics in Aristotle, Oxford, 1949. 3 Henri Poincaré, La science et l'hypothèse, rééd. Flammarion, Paris, 1968, p. 76. 4 Cf. Jean Dieudonné, Panorama des mathématiques pures, Gauthier-Villars, Paris, 1979. 5 (resp. la « géométrie populaire »).5 Les entités idéales séparées par l'abstraction peuvent ensuite se développer et aller très loin des entités physiques grâce au pouvoir des mathématiques de générer des idées, de faire des abstractions d'abstractions, etc. Les abstractions mathématiques se distinguent des abstractions de toutes les autres sciences en ce que les premières sont complètes : pour les étudier et pour avancer on n’a uploads/Philosophie/ les-mathematiques-et-la-nature.pdf

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