M. Frédéric Guillaud L'Intentionnalité dans la théorie de la connaissance de sa

M. Frédéric Guillaud L'Intentionnalité dans la théorie de la connaissance de saint Thomas d'Aquin Mémoire de D.E.A. préparé sous la direction de M. le Professeur J.-Fr. Courtine Juin 2000 2 INTRODUCTION L'intentionnalité peut être définie de manière présomptive comme la capacité d'un être à se rapporter consciemment à un autre être. L'originalité de saint Thomas est de traiter ce problème en termes ontologiques : connaître l'autre, c'est devenir l'autre, être l'autre d'une certaine manière. C'est ce quodammodo, traduction du pôs aristotélicien qui porte toute la charge de l'intentionnalité, et c'est à partir de son élucidation que naît l'ensemble organisé des questions à résoudre : que doit être l'être connaissant pour devenir une autre chose sans cesser pour autant d'être lui-même, c'est-à-dire pour devenir l'autre en tant qu'autre; que doit être, corrélativement, la chose connaissable, et effectivement connue, pour être dans l'être connaissant sans cesser d'être elle-même, et d'être là où elle est. La résolution de ces questions engendre un objet philosophique singulier promis à une longue histoire : la species. La chose ne pouvant être elle-même, en son être physique, dans le connaissant, ni le connaissant disparaître dans la chose, en s'y anéantissant, et puisque la connaissance, de fait, a bien lieu, un "intermédiaire" est requis, qui assure la présence de la chose même à l'être connaissant. Cet objet théorique tiendra une place particulière dans notre recherche car il concentre en lui beaucoup de difficultés. Nous devrons en comprendre non seulement la fonction, mais aussi la nature, le statut ontologique particulier qui est en quelque sorte déduit des exigences fonctionnelles. La species est requise comme un terme nécessaire de la théorie, non comme un objet de connaissance. Mais il est difficile de la bien concevoir tant elle doit satisfaire d'exigences : être immanente à l'être connaissant sans être pour autant l'objet de connaissance. Médiation transparente, immédiateté médiate, elle doit être à la fois un accomplissement de la chose et ne pas s'en détacher entitativement; elle doit être distincte de la chose, sans être pour autant une autre chose, qui ferait obstacle à la connaissance. C'est toujours l'examen des réquisits fondamentaux du fait de la connaissance qui conduit saint Thomas à poser certaines déterminations ontologiques. Puisque la connaissance a lieu, il faut bien que les choses, et l'être qui les connaît, soient capables d'en rendre compte; elle serait sinon impossible. De sorte que, comme le remarquait Sertillanges, "la théorie de la connaissance n'est pas à l'ontologie thomiste dans le rapport de la conséquence au principe. Constamment il paraît déduire; mais à y 3 regarder de plus près, on voit que son système, clos en apparence -tel un anneau brisé- a poutant une entrée, et que cette entrée est la théorie de la connaissance."1 Et de fait, nous aurons affaire à des notions particulièrement délicates de l'ontologie thomiste. Si saint Thomas ne parle nullement d'intentionnalité de la conscience, il apporte en revanche une réponse à ce que nous appelons le problème de l'intentionnalité en termes ontologiques en ayant recours à la notion d'être intentionnel : connaître, c'est être la chose; mais puisque comme disait Maritain, "les scandales soufferts par le principe d'identité ne peuvent être qu'apparents", c'est être la chose selon un mode d'être différent de celui par lequel elle existe en soi, non pas selon son être naturel, mais selon son être intentionnel. Comme on voit, les thèses métaphysiques découlent des exigences de la théorie de la connaissance. Il faut donc s'efforcer d'être fidèle à cet ordre, et de ne pas aborder les problèmes à travers des préconceptions rigides issues de notre imagination, qui nous entraîne vers le représentationnalisme. La difficulté pour le lecteur réside en ce que saint Thomas parle formellement quand nous sommes habitués à parler matériellement : nous prenons ainsi immédiatement la species pour une petite chose mentale, objet psychologique indépendant; de même, nous prenons l'abstraction pour une activité consciente délibérée, et la matière pour une substance magmatique entrant en composition avec une structure qui serait la forme...alors qu'il faut y trouver la simple dénomination de principes métaphysiques requis par la réflexion philosophique, au titre de conditions de possibilité de ce qui se montre matériellement dans notre expérience. Il est important de noter que l'intentionnalité n'a pas constitué pour saint Thomas un problème particulièrement difficile. Ce que nous, fils de Descartes, appelons la relation d'une subjectivité pure avec le dehors ne posait pas de problème pour l'Aquinate -étant une évidence et non une aporie. Pour autant, saint Thomas n'a pas négligé d'exposer les principes ontologiques de la connaissance, en vertu desquels cette relation a effectivement lieu. Il faut s'interroger sur les raisons qui font que cette relation n'apparaissait pas comme la croix des théories de la connaissance à cette époque. Sur ce chemin, nous ne devrons pas négliger la physique thomasienne : la conception hylémorphiste de la nature, par la continuité qu'elle reconnaît entre la matérialité et l'immatérialité, le corps et l'esprit, l'étendue et la pensée, ne présente pas la relation de l'être connaissant aux choses du monde comme un mystère incompréhensible, comme devait le faire la réduction galiléenne de la corporéité à l'étendue matérielle, 1 "L'idée générale de la connaissance dans saint Thomas d'Aquin" in Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1908, p. 457. 4 corrélative du retrait du connaissant dans une subjectivité inétendue. L'intentionnalité se présente donc non seulement comme une question de noétique, mais aussi comme une question de philosophie de la nature : il s'agit de comprendre ce que doivent être les choses pour que l'être connaissant puisse mordre sur elles, et pour qu'elles puissent mordre sur lui. Une des tâches essentielles de notre travail sera donc d'élucider le rapport entre l'expérience vécue de la connaissance telle qu'elle est décrite par saint Thomas (ce que nous pourrons appeler la "phénoménologie" thomasienne) avec son fondement ontologique, qui fait intervenir la notion d'être intentionnel. Il apparaîtra que l'intentionnalité au sens moderne -la capacité que la conscience a de sortir d'elle- même pour se tenir auprès des choses- n'est véritablement élucidée, fondée, expliquée que par le recours à une ontologie de l'être connaissant et de la chose connue. Et c'est précisément parce que saint Thomas disposait de cette théorie ontologique de la connaissance, c'est à dire cette ontologie de la nature, de la nature vivante, et de l'esprit, que l'intentionnalité ne pouvait lui apparaître comme un problème insoluble. C'est pour n'en pas disposer que la philosophie moderne a vu et continue de voir, du moins à présent quand elle daigne y regarder, dans le problème de ponte la croix de toute philosophie de la connaissance, et finalement de toute la philosophie. Notre thèse, accessoirement, est que l'intentionnalité de la conscience est rigoureusement incompréhensible si l'on se refuse à rompre avec le réductionnisme "cartésien", qui prend l'objet formel de la science pour la réalité. Dualisme et matérialisme sont deux moments dialectiques dépassables seulement par l'abandon de leur principe commun : la réduction de la nature à l'étendue mesurable. Les deux lieux de notre recherche sur l'intentionnalité seront la connaissance sensible dans sa racine même, la sensation, et, à l'autre extrémité du développement noétique, la connaissance intellectuelle. L'un et l'autre mode de l'intentionnalité devront être reconduits à leur fondement ontologique. Nous pourrons peut-être alors en saisir l'unité. Dans les deux cas, nous rencontrerons le même terme, porteur de la charge intentionnelle : species sensibilis dans la sensation; species intelligibilis dans l'intellection. A chaque fois, deux questions s'enchaîneront : comment nous rapportons nous concrètement aux choses? (phénoménologie) comment cela est-il possible? (ontologie) 5 PREMIERE PARTIE : L'INTENTIONNALITE SENSIBLE Notre enquête commence par l'intentionnalité sensorielle. C'est la racine de toute connaissance humaine. Il est certes artificiel de la séparer entièrement de l'intentionnalité conceptuelle, dans la mesure où l'ordre entier de la sensibilité humaine est pénétré par l'intellectualité. Nous sommes cependant contraints à cette abstraction par souci de distinction et de clarté. Nous devrons simplement garder à l'esprit le caractère abstraits de nos considérations. Tout au long de l'examen, nous devrons aussi nous rappeler que ce ne sont pas les facultés de l'homme qui connaissent les choses, mais bien l'homme qui connaît les choses par ses facultés. Saint Thomas insiste constamment sur ce point, soucieux de ne pas multiplier en l'homme les sujets de connaissance. De plus, les facultés ne doivent pas être comprises de manière chosiste : "Et hoc est commune in omnibus potentiis animae, quod actus cognoscuntur per objecta et potentiae per actus, et anima per suas potentias."2 Nous devons porter notre attention d'abord sur les objets que nous connaissons, et plus précisément, sur les types d'objets que nous atteignons, puis nous porter de là aux actes corrélatifs de cette connaissance, et enfin à partir des actes, aux facultés même de l'âme connaissante. Les facultés ne sont pas des entités mystérieuses, des cases dans la tête, mais le noms de capacités humaines distinctes, correspondant à certains modes de donné phénoménologiquement déterminés. La théorie des facultés ne fait pas obstacle à une juste compréhension de l'intentionnalité, mais nomme simplement les différentes modalités de celle-ci. Les types d'objets constituent ce que l'on uploads/Philosophie/ m-frederic-guillaud.pdf

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