Les théories du complot répondent à un besoin des foules qui « ne font confianc

Les théories du complot répondent à un besoin des foules qui « ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination ». - Hannah Arendt dans Le système totalitaire - Karl Popper considère que la théorie du complot consiste à poser que tous les maux observables dans les sociétés sont dus à un complot des puissants. Un complot peut alors se définir assez simplement comme un récit explicatif permettant à ceux qui y croient de donner un sens à tout ce qui arrive, en particulier ce qui n’a été ni voulu, ni prévu. On pourrait dire, à ce titre, que la théorie du complot constitue un simulacre de science sociale : l’objet de cette science est de « déterminer les répercussions sociales et non-intentionnelles des actions humaines intentionnelles »1. A l’inverse, la pensée conspirationniste commence par nier l’existence de ces « effets pervers » découlant des actions humaines, en les réduisant à des modes de réalisation de plans, donc à des effets attendus. On peut considérer que les théories du complot sont structurées par quatre grands principes2 :  Rien n’arrive par accident : cela implique une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences… Toute coïncidence est significative et a valeur de révélation.  Tout ce qui arrive est le résultat d’intentions ou de volontés cachées : tout évènement, tout bouleversement politique ou économique, a pour ainsi dire été programmé. A ce propos, Popper disait que « selon la théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulue par ceux à qui cela profite »3.  Rien n’est tel qu’il paraît être : les apparences sont toujours trompeuses ; tout est masque, donc à démasquer.  Tout est lié, mais de façon occulte : les liaisons invisibles doivent être décryptées, ainsi celui qui croit au complot doit s’engager dans une quête infinie d’indices cachés. Ce peut être un outil de maintien du pouvoir, en particulier dans les sociétés totalitaires dans lesquelles l’opposition est interdite. A cet égard, L’Arabe du futur de Riad Sattouf, témoignage sur son enfance en Syrie, montre bien que toute cette société est parcourue par des théories du complot fondées sur l’anti-américanisme notamment. Pour autant la pensée 1 Popper, Conjectures et réfutations - la croissance du savoir scientifique (2006) p. 187 - 191 2 Taguieff, L’imaginaire du complot mondial (2006) p. 57 - 60 3 Popper, La société ouverte et ses ennemis (1979) t.2 p. 98 1 conspirationniste n’épargne pas les régimes démocratiques, dans lesquels le pouvoir est censé appartenir au peuple. Dans ce cas, elle se manifeste plutôt par une méfiance, voire une certaine défiance vis-à-vis des pouvoirs publics et de la vérité officielle. On peut prendre l’exemple des attentats du 11 septembre 2001 : la version officielle conclut à un attentat terroriste du réseau Al-Qaïda. Pourtant, certaines personnes vont défendre la thèse qu’aucun avion n’est tombé sur le Pentagone, mais qu’il s’agit d’une supercherie orchestrée par la CIA afin de justifier les interventions au Moyen-Orient visant au contrôle du pétrole. On a pu observer le même genre de récit avec les attentats de Charlie Hebdo il y a deux ans. Il serait alors intéressant d’essayer de comprendre les raisons de la pérennité, si ce n’est un regain d’intérêt, pour les théories du complot dans nos sociétés démocratiques. L’objet de ce mémoire n’est pas véritablement d’analyser le contenu de ces théories, ni même d’émettre une critique quant à leur pertinence. Il s’agit plutôt d’essayer d’aborder le phénomène en lui-même, sans entrer dans son univers, et plus particulièrement d’expliquer pourquoi et comment la pensée conspirationniste se diffuse aujourd’hui. C’est un sujet qui touche à de nombreuses disciplines, de la psychologie à la sociologie, en passant par l’histoire, le politique ou même l’économie... Sans aucune prétention à l’exhaustivité, nous allons essayer de mêler certaines de ces approches pour mieux le comprendre. Si l’on regarde les différents ouvrages relatifs aux théories du complot, on constate qu’ils ont commencé à apparaître de manière significative au cours des années 2000. A la même période a eu lieu l’essor d’Internet ; ce qu’on a pu appeler la révolution numérique. On peut alors supposer qu’il y a un lien, même infime, entre le regain d’intérêt pour la pensée conspirationniste et cette révolution. C’est pourquoi nous allons particulièrement nous intéresser à cet évènement, et à ses conséquences sur la diffusion des idées comme les théories du complot. Il s’agira alors dans un premier temps de s’intéresser aux espoirs libéraux que la révolution numérique a suscité quant à la démocratie et à l’acquisition du savoir. Ensuite nous irons observer, avec une approche un peu plus technique, quels effets elle a eu sur le marché de l’information, pour finalement étudier les spécificités et les enjeux de la pensée conspirationniste dans ces conditions. 2 La démocratie à l’ère du numérique : l’utopie de la société du savoir Pour mieux comprendre les raisons de la présence des mythes du complot dans nos démocraties contemporaines, il convient d’abord de rappeler les principes fondamentaux sur lesquelles elles reposent et leur mise en œuvre. C’est ensuite que nous pourrons nous intéresser aux conséquences, au moins souhaitées, de l’avènement d’Internet dans l’espace social. Liberté d’expression et marché cognitif Le mot démocratie provient du grec ancien demos (« le peuple ») et kratós (« le gouvernement » ou « le pouvoir »). On en déduit que la démocratie peut se définir comme le régime politique dans lequel le pouvoir est détenu ou contrôlé par le peuple (en vertu du principe de souveraineté), sans qu’il y ait de distinction dues à la naissance, la richesse, la compétence etc. (en vertu du principe d’égalité).4 Ainsi par définition, dans une démocratie le peuple, donc l’ensemble des citoyens, dispose d’un droit de décider. Sa mise en œuvre suppose l’existence de débats au sein de l’espace public, soumise à la reconnaissance d’autres droits. Les individus ont alors un droit de dire, émanant de la liberté d’expression. La liberté d’expression a été consacrée en France à l’issu de la révolution en 1789, par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) dont l’article 11 dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut parler, écrire et imprimer librement ». Ainsi tout individu a droit à cette liberté, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions, et celui de recevoir et de diffuser des informations ou des idées par quelque moyen d’expression que ce soit5. Néanmoins ce même article s’achève en précisant que tout cela vaut « sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi. » En effet la DDHC définit la liberté à son article 4 comme le fait de « pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » dans les limites fixées par la loi. En ce sens, la « libre communication des idées et des opinions » 4 http://www.toupie.org/Dictionnaire/Democratie.htm 5 Ramond, Liberté d’expression : de quoi parle-t-on ? (2011) 3 reçoit finalement une double justification : négative, découlant du principe de liberté limité par la non-nuisance à autrui ; et positive, qui affirme l’importance de l’échange public contre les censures politiques.6 Il existe dans la loi française un délit d’opinion, permettant de censurer certaines idées jugées comme particulièrement dangereuses suite aux expériences de l’Histoire : le délit d’ « incitation à la haine raciale ou religieuse »7. Même si certaines théories du complot peuvent tendre à la justification de discrimination envers une minorité8, elles placent leurs « croyants » dans une position de faiblesse, en victime d’un complot secret9. Toute répression sera dénoncée comme une agression, preuve de l’existence dudit complot. Autrement dit, pour celui qui croit à un complot, contester son existence, c’est prouver que l’on fait partie du complot. Ainsi malgré le danger qu’elles sont susceptibles de présenter (nous en reparlerons), leur censure ne saurait être justifiée ; elle irait même au contraire conforter la croyance en la conspiration en question. Les théories du complot jouissent donc d’une parfaite liberté dans l’espace public, qui leur a permis de se faire une place importante à l’intérieur de celui-ci. Afin de rendre compte de cette place, on utilisera le terme de marché emprunté à l’économie – le marché de l’information, le marché des idées, ou encore le marché cognitif pour reprendre l’expression introduite par Gérald Bronner10 (l’idée étant qu’y circulent exclusivement des « produits cognitifs », entendus comme une organisation d’informations en un discours sur le vrai et/ou sur le bien). Il renvoie à l’image représentant l’espace fictif sur lequel se diffusent les produits qui informent notre vision du monde. Ces derniers peuvent être en concurrence : par exemple le récit de la Bible relatif à l’apparition de l’homme et des animaux sur Terre n’est pas littéralement compatible avec la théorie de l’évolution. Si l’on en croit le premier, notre planète a été créée en six jours et serait vieille de six mille ans. Or uploads/Philosophie/ memoire-internet-et-les-theories-du-complot.pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager