AUX SOURCES DU SEXISME CONTEMPORAIN : CABANIS ET LA FAIBLESSE DES FEMMES Nicole

AUX SOURCES DU SEXISME CONTEMPORAIN : CABANIS ET LA FAIBLESSE DES FEMMES Nicole Mosconi Presses universitaires de Caen | « Le Télémaque » 2011/1 n° 39 | pages 115 à 130 ISSN 1263-588X ISBN 9782841333806 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2011-1-page-115.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Caen. © Presses universitaires de Caen. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 09/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.227.122.81) © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 09/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.227.122.81) Le Télémaque, no 39 – mai 2011 – p. 115-130 ÉTUDE Aux sources du sexisme contemporain : Cabanis et la faiblesse des femmes Résumé : La thèse défendue par Nicole Mosconi est que le retard des femmes devant l’instruction, qui perdure au XIXe siècle, est grandement imputable à la médecine, qui fonde dans leur physiologie leur infériorité par rapport aux hommes. Pour le comprendre, il faut voir comment les “idéologues” conçoivent le projet d’une “science de l’homme” sur des bases empiristes et matérialistes, libérée de toute référence théologique. Parmi eux, Cabanis veut, sur le modèle fourni par Condillac, élaborer une science des idées, tant intellectuelles que morales, qui admet entre les sexes des différenciations macro-physiologiques que la puberté accentue : les femmes sont phy­ siquement moins robustes, leur intelligence est davantage tournée vers l’imagination que vers les sciences, leur sensibilité vers la séduction, etc., ceci thématisé comme “lois de la nature”. En découle la distribution des rôles sociaux (à la femme reviennent la sphère privée, le soin des enfants) – ce en quoi Cabanis rejoint les positions de Rousseau. Ce n’est plus l’ordre divin qui légitime les rapports de force et de pouvoir : la nature y supplée ; si la référence à la nature avait au XVIIIe une vertu libératrice, la “science” du XIXe siècle renforce (avec la suprématie de la biologie) les anciennes hiérarchies et en crée de nouvelles (entre les races, les groupes sociaux, etc.). Depuis longtemps, je m’interroge sur les raisons qui peuvent expliquer le retard de l’éducation des filles au XIXe siècle, tant dans l’enseignement primaire que secondaire – même si, pour ce dernier, la propagande de la Troisième République a peut-être majoré le faible niveau de l’instruction dans les pensionnats privés qui se sont développés tout au long du siècle 1. J’y voyais une influence forte de la pensée de Jean-Jacques Rousseau, dans l’Émile, qui, on le sait, a développé une conception très restrictive de l’éducation des filles 2, puisque soutenir l’idée de l’égalité des sexes, c’est « se perdre en déclarations vaines » 3. D’une part, la fille ne devait pas être éduquée pour elle-même mais pour l’homme, ce qui entraînait que le plus important était de lui apprendre la soumission et l’obéissance (elle devait être « gênée de bonne heure » (V, p. 481)) ; et son instruction devait être limitée au maximum, car elle n’était pas 1. R. Rogers, Les bourgeoises au pensionnat : l’éducation féminine au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007. 2. E. de Fontenay, « Par Émile et pour Émile : Sophie ou l’invention du ménage », Les Temps modernes, n° 358, mai 1976, p. 1774-1795. 3. J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation [1762], Paris, Garnier-Flammarion, 1966, Livre V, p. 471. © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 09/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.227.122.81) © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 09/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.227.122.81) 116 Étude « faite pour » la théorie mais pour la pratique et son ignorance était « aimable » au mari qui pourrait alors tout lui enseigner 4. Cette conception a fortement influencé la pensée du XIXe siècle et cette influence pourrait expliquer en grande partie le retard considérable de l’instruction des filles par rapport à celle des garçons 5. Mais je pense qu’il ne faut pas négliger une autre influence importante : celle des médecins. Elsa Dorlin 6, en étudiant les nombreux traités de médecine de l’âge classique sur « les maladies des femmes », a montré qu’à cette époque, c’était la médecine qui avait « principalement fourni la définition dominante et normative de la différence sexuelle » (p. 19). Se fondant sur les concepts hippocratiques d’humeur et de tempérament, les médecins définissent physiologiquement et uniformément les femmes dans leur « naturel » physique et moral comme essentiellement dominées par le flegme, humeur froide et humide, donc comme « flegmatiques ». Or, le tempéra­ ment flegmatique, en général (c’est-à-dire chez les hommes, puisqu’ils sont toujours la norme), est plutôt le propre de la vieillesse, il se caractérise par « un corps mou et maladif, le visage blême et endormi, les cheveux fins et clairs ou blancs, il donne un caractère timoré, lâche et oublieux » (p. 24). Chez les femmes, il détermine leur imperfection physique, leur faiblesse naturelle et « les exclut tendanciellement de la santé » (p. 24). D’autre part, au Moyen Âge, « on assiste à une réinterprétation de la pathologie hippocratique par la religion chrétienne » : le tempérament froid et humide des femmes, avec son déséquilibre pathologique des humeurs, serait la conséquence du péché originel. Comme l’écrit Elsa Dorlin, « Faire du tempérament flegmatique un tempérament typiquement féminin permet de figurer la différence sexuelle des corps en tant qu’elle justifie l’inégalité entre les hommes et les femmes » (p. 24). Le XIXe siècle, siècle de la science et du positivisme, va poursuivre cette tradition d’une manière plus radicale encore en cherchant dans la médecine et la biologie le fondement de l’ordre social, dont un élément essentiel est cette inégalité entre les sexes. Je voudrais montrer comment, à l’aube du XIXe siècle, une philosophie a fait la synthèse entre les conceptions de Rousseau et celles des médecins de l’âge classique et a ainsi annoncé la mise en place de l’idéologie « sexiste » du XIXe siècle. Il s’agit de la philosophie que son chef de file, Destutt de Tracy, a lui-même dénommé « idéologie ». Or, dans cette école, l’un des membres les plus importants est préci­ sément le médecin Cabanis. 4. C. Habib, « La part des femmes dans l’Émile », Esprit, août-septembre 1987, p. 7-22. 5. N. Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs, Paris, L’Har­ mattan (Savoir et formation), 1994. Voir aussi, du même auteur : « La “femme savante”, figure de l’idéologie sexiste dans l’histoire de l’éducation », Revue française de pédagogie, n° 93, octobre- novembre-décembre 1990, p. 32-35 ; « Division sexuelle des savoirs et constitution du rapport au savoir », in De l’égalité des sexes, M. de Manassein (éd.), Paris, CNDP, 1995, p. 203-218 ; « La mixité scolaire : enjeux sociaux et éthico-politiques », Le Télémaque, n° 16, novembre 1999, p. 25-43 ; « Le sexe du rapport au savoir », Australian Journal of French Studies, vol. XL, n° 3, 2003, p. 316-341 ; « Les femmes et les disciplines instituées », in Intellectuelles. Du genre en histoire des intellectuels, N. Racine, M. Trebitsch (dir.), Paris, Complexe, 2004, p. 211-226. 6. E. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006. © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 09/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.227.122.81) © Presses universitaires de Caen | Téléchargé le 09/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 86.227.122.81) 117 Aux sources du sexisme contemporain : Cabanis… Le Télémaque, no 39 – mai 2011 L’idéologie comme science de l’homme Qui sont ces « idéologues » ? Ils se situent précisément à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle 7. On peut considérer leur philosophie comme une transition entre la conception morale et normative de la nature humaine propre à la pensée des Lumières et la conception biologisante et matérialiste de cette même nature. De tradition empiriste et matérialiste, ces hommes, à la fois philosophes et révolu­ tionnaires, ont joué un rôle politique important : au nom des idéaux de 1789, ils condamnent le roi, mais refusent la Terreur ; Thermidoriens, ils soutiennent le pre­ mier consul, mais refusent le pouvoir personnel de Napoléon, devenu empereur, qui sanctionnera leur opposition en les marginalisant et en attribuant un sens péjoratif au terme « idéologie », qualifiant leur philosophie de « ténébreuse métaphysique ». Chez Destutt de Tracy, le terme « idéologie » désigne la science des idées, cette science nouvelle, héritière de l’empirisme de Locke et de Condillac, qui se propo­ sait de comprendre l’origine des idées, c’est-à-dire les mécanismes par lesquelles uploads/Philosophie/ mosconi-nicole-cabanis 1 .pdf

  • 27
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager