L’ORDRE PHILOSOPHIQUE COLLECTION DIRIGÉE PAR ALAIN BADIOU ET BARBARA CASSIN Ext
L’ORDRE PHILOSOPHIQUE COLLECTION DIRIGÉE PAR ALAIN BADIOU ET BARBARA CASSIN Extrait de la publication Extrait de la publication PETIT MANUEL D’INESTHÉTIQUE Extrait de la publication ALAIN BADIOU PETIT MANUEL D’INESTHÉTIQUE ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris VIe Extrait de la publication ISBN: 978-2-02-106825-2 © Éditions du Seuil, octobre 1998 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Par «inesthétique», j’entends un rapport de la phi- losophie à l’art qui, posant que l’art est par lui- même producteur de vérités, ne prétend d’aucune façon en faire, pour la philosophie, un objet. Contre la spéculation esthétique, l’inesthétique décrit les effets strictement intraphilosophiques produits par l’existence indépendante de quelques œuvres d’art. A. B., avril 1998 Extrait de la publication 1 Art et philosophie Lien qui depuis toujours est affecté d’un symptôme, celui d’une oscillation, d’un battement. Aux origines, il y a le jugement d’ostracisme porté par Platon sur le poème, le théâtre, la musique. De tout cela, il faut bien dire que le fondateur de la philosophie, évidem- ment connaisseur raffiné de tous les arts de son temps, ne retient, dans la République, que la musique militaire et le chant patriotique. A l’autre extrémité, on trouve une dévotion pieuse envers l’art, un agenouillement contrit du concept, pensé comme nihilisme technique, devant la parole poétique qui seule offre le monde à l’Ouvert latent de sa propre détresse. Mais déjà, après tout, le sophiste Protagoras désignait l’apprentissage artistique comme la clef de l’éducation. Il y avait une alliance de Protagoras et de Simonide le poète, dont le Socrate de Platon tente de déjouer la chi- cane, et d’asservir à ses propres fins l’intensité pensable. Une image me vient à l’esprit, une matrice analogique du sens: philosophie et art sont historiquement couplés comme le sont, d’après Lacan, le Maître et l’Hystérique. On sait que l’hystérique vient dire au maître: «La vérité parle par ma bouche, je suis là, et toi qui sais, dis-moi qui 9 Extrait de la publication je suis.» Et l’on devine que, quelle que soit la subtilité savante de la réponse du maître, l’hystérique lui fera savoir que ce n’est pas encore ça, que son là se dérobe à la prise, qu’il faut tout reprendre, et beaucoup travailler, pour lui plaire. Par quoi elle prend barre sur le maître, et devient maîtresse du maître. Et de même l’art est toujours déjà là, adressant au penseur la question muette et scin- tillante de son identité, cependant que par sa constante invention, sa métamorphose, il se déclare déçu de tout ce que le philosophe énonce à son propos. Le maître de l’hystérique n’a guère d’autre choix, s’il rechigne à l’asservissement amoureux, à l’idolâtrie qu’il doit payer d’une épuisante et toujours décevante produc- tion de savoir, que de lui donner du bâton. Et de même le maître philosophe reste divisé, au regard de l’art, entre idolâtrie et censure. Ou il dira aux jeunes gens, ses dis- ciples, que le cœur de toute éducation virile de la raison est de se tenir à l’écart de la Créature, ou il finira par concéder qu’elle seule, cette brillance opaque dont on ne peut qu’être captif, nous instruit du biais par où la vérité commande que du savoir soit produit. Et puisque ce qui nous requiert est le nouage de l’art et de la philosophie, il apparaît que, formellement, ce nouage est pensé sous deux schèmes. Le premier, je le nommerai le schème didactique. La thèse en est que l’art est incapable de vérité, ou que toute vérité lui est extérieure. On reconnaîtra certes que l’art se propose (comme l’hystérique) sous les espèces de la vérité effective, de la vérité immédiate, ou nue. Et que cette nudité expose l’art comme pur charme du vrai. Plus précisément: que l’art est l’apparence d’une vérité infon- dée, inargumentée, d’une vérité épuisée dans son être-là. PETIT MANUEL D’INESTHÉTIQUE 10 Extrait de la publication Mais – et c’est tout le sens du procès platonicien – on rejettera cette prétention, cette séduction. Le cœur de la polémique platonicienne concernant la mimésis désigne l’art, non tant comme imitation des choses que comme imitation de l’effet de vérité. Et cette imitation tire sa puissance de son caractère immédiat. Platon soutiendra alors qu’être captif d’une image immédiate de la vérité détourne du détour. Si la vérité peut exister comme charme, alors nous perdrons la force du labeur dialec- tique, de la lente argumentation qui prépare la remontée au Principe. Il est donc requis de dénoncer la prétendue vérité immédiate de l’art comme une fausse vérité, comme le semblant propre de l’effet de vérité. Et telle est la défi- nition de l’art, et de lui seul: être le charme d’un sem- blant de vérité. Il en résulte que l’art doit être ou condamné ou traité de façon purement instrumentale. L’art, étroitement sur- veillé, peut être ce qui accorde à une vérité prescrite du dehors la force transitoire du semblant, ou du charme. L’art acceptable doit être sous la surveillance philo- sophique des vérités. Il est une didactique sensible dont le propos ne saurait être abandonné à l’immanence. La norme de l’art doit être l’éducation. Et la norme de l’éducation est la philosophie. Premier nœud de nos trois termes. Dans cette perspective, l’essentiel est le contrôle de l’art. Or ce contrôle est possible. Pourquoi? Parce que si la vérité dont l’art est capable lui vient du dehors, si l’art est une didactique sensible, il en résulte, et c’est un point capital, que l’essence «bonne» de l’art se livre, non dans l’œuvre d’art, mais dans ses effets publics. Rousseau écrira: «Les spectacles sont faits pour le peuple, et ce ART ET PHILOSOPHIE 11 n’est que par leurs effets sur lui qu’on peut déterminer leurs qualités absolues.» Dans le schème didactique, l’absolu de l’art est donc sous le contrôle des effets publics du semblant, eux- mêmes normés par une vérité extrinsèque. A cette injonction éducative s’oppose absolument ce que j’appellerai le schème romantique. La thèse en est que l’art seul est capable de vérité. Et qu’en ce sens il accomplit ce que la philosophie ne peut qu’indiquer. Dans le schème romantique, l’art est le corps réel du vrai. Ou encore ce que Lacoue-Labarthe et Nancy ont nommé l’absolu littéraire. Il est patent que ce corps réel est un corps glorieux. La philosophie peut bien être le Père retiré et impénétrable. L’art est le Fils souffrant qui sauve et relève. Le génie est crucifixion et résurrection. En ce sens, c’est l’art lui-même qui éduque, parce qu’il enseigne la puissance d’infinité détenue dans la cohésion suppliciée d’une forme. L’art nous délivre de la stérilité subjective du concept. L’art est l’absolu comme sujet, il est l’incar- nation. Cependant, entre le bannissement didactique et la glo- rification romantique (d’un «entre» qui n’est pas essen- tiellement temporel), il y a, semble-t-il, un âge de paix relative entre l’art et la philosophie. La question de l’art ne tourmente pas Descartes, ou Leibniz, ou Spinoza. Ils ne semblent pas avoir à choisir, ces grands classiques, entre la rudesse d’un contrôle et l’extase d’une allé- geance. N’est-ce pas Aristote qui a déjà signé, entre art et phi- losophie, une sorte de traité de paix? Oui, il y a de toute évidence un troisième schème, le schème classique, dont on dira que, dès l’abord, il déshystérise l’art. PETIT MANUEL D’INESTHÉTIQUE 12 Extrait de la publication Le dispositif classique, tel que monté par Aristote, tient en deux thèses: a) L’art – comme le soutient le schème didactique – est incapable de vérité, son essence est mimétique, son ordre est celui du semblant. b) Ce n’est pas grave (contrairement à ce que croit Platon). Ce n’est pas grave, parce que la destination de l’art n’est nullement la vérité. Certes, l’art n’est pas vérité, mais aussi bien il ne prétend pas l’être, et donc il est inno- cent. Aristote ordonne l’art à tout autre chose qu’à la connaissance, et le délivre ainsi du soupçon platonicien. Cet autre chose, qu’il nomme parfois catharsis, concerne la déposition des passions dans un transfert sur le sem- blant. L’art a une fonction thérapeutique, et non pas du tout cognitive ou révélante. L’art ne relève pas du théo- rique, mais de l’éthique (au sens le plus large du terme). Il en résulte que la norme de l’art est son utilité dans le traitement des affections de l’âme. Les grandes règles concernant l’art s’infèrent aussitôt des deux thèses du schème classique. Tout d’abord, le critère de l’art est de plaire. Le «plaire» n’est en rien une règle d’opinion, une règle du plus grand nombre. L’art doit plaire, parce que le «plaire» signale l’effectivité de la catharsis, l’embrayage réel de la théra- peutique artistique des passions. Ensuite, le nom de ce à quoi renvoie le «plaire» n’est pas la uploads/Philosophie/ petit-manuel-d-x27-inesthetique.pdf
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- Publié le Jan 19, 2021
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