341 pli psychotique et maniérisme sur le leibnizianisme critique de deleuze pli

341 pli psychotique et maniérisme sur le leibnizianisme critique de deleuze pli psychotique et maniérisme sur le leibnizianisme clinique de gilles deleuze Guillaume Sibertin-Blanc La phénoménologie de l’univers leibnizien est saturée de symptômes psychotiques. La philosophie de Leibniz est à la fois l’exposition de ces symptômes, la pensée qui en rend raison, et ces symptômes eux- mêmes, leur construction en tant que processus de pensée. Leibniz au- rait pu, ou pourrait donner son nom à un tableau clinique, au même titre que Sade et Sacher-Masoch dans la clinique des perversions. Le leibnizianisme est une pensée-symptôme qui reconstruit un monde pensable, et vivable en tant qu’il est pensable, sur une scène phi- losophique où ces symptômes peuvent faire monde, c’est-à-dire où peut tenir un sujet. Si l’on demande pourquoi un tel monde doit être reconstruit, nous nous trouvons projetés aussitôt au centre géomé- trique du Pli. Leibniz et le Baroque de Gilles Deleuze : La justification de Dieu face au mal a toujours été un lieu commun de la philosophie. Mais le Baroque est un long moment de crise, où la consolation ordinaire ne vaut plus. Se produit un écroulement du monde, tel que l’avocat doit le reconstruire, le même exactement, mais sur une autre scène et rapporté à de nouveaux principes ca- pables de le justifier (d’où la jurisprudence). À l’énormité de la crise doit correspondre l’exaspération de la justification : le monde doit être le meilleur, non seulement dans son ensemble, mais dans son détail ou dans tous ses cas. C’est une reconstruction proprement schizophrénique : l’avocat de Dieu convoque des personnages qui reconstituent le monde avec leurs modifications intérieures dites « autoplastique ». Telles sont les monades, ou les Moi chez Leibniz...1 À l’enseignement du séminaire de Lacan sur les psychoses, Félix Guattari adressait en 1966 à des philosophes cette question toute simple : Viendra-t-il un temps où l’on étudiera avec le même sérieux, la même rigueur, les définitions de Dieu du président Schreber ou 1 G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, p.92-93. 342 guillaume sibertin-blanc 2 F. Guattari, Psychanalyse et Transversalité, [1972], Paris, La Découverte, rééd. 2003, p.97. 3 Sur l’effondrement du « monde de l’avoir » dans la psychose, voir G.. Pan- kow, Structure familiale et psychose, 1977, 2e éd., Paris, Aubier-Montaigne, 1983, no- tamment chap. I et VII. 4 Le Pli. Leibniz et le baroque, p.26-27, 51, 53, 72, 76-77. d’Antonin Artaud, que celles de Descartes ou de Malebranche ? Continuera-t-on longtemps à perpétuer le clivage entre ce qui se- rait du ressort d’une critique théorique pure et l’activité analytique concrète des sciences humaines2 ? Encore fallait-il, pour prendre cette interpellation avec tout le sérieux qu’elle exige, statuer sur le sort de l’énonciation philosophique elle- même. Si elle appelle à considérer les textes des grands psychotiques avec la même rigueur que celle qu’on prête à étudier les grandes métaphysiques classiques, elle impose forcément de symétriser la question : quelle rigueur et quel sérieux devons-nous prêter à notre lecture de ces métaphysiques, sinon déjà ceux que l’on doit à une lecture clinique de la discursivité philosophique ? Ce passage cen- tral du Pli nous invite à adopter ce point de vue. Il n’attire pas seu- lement l’attention sur des analogies de thèmes ou de motifs entre ce que l’on rencontre d’un côté dans la clinique des psychoses, de l’autre dans une doctrine philosophique. Il suggère une hypothèse qui touche plus profondément au statut même de l’énonciation et du processus conceptuel de la philosophie leibnizienne. Non que de telles analogies soient absentes : elles abondent au contraire tout au long de l’essai, qu’il s’agisse par exemple des « hallucinations lili- putiennes » de Clérambault et de la théorie des petites perceptions, qu’il s’agisse de l’obsession du continu, ou du problème d’« avoir un corps » comme exigence morale et objet de déduction3, ou encore du leitmotiv du maniérisme schizophrénique4. Mais dans leur dispersion apparente, elles renvoient à un rapport plus interne, qui appartient au processus de pensée que Deleuze construit dans la philosophie leibnizienne, et qui, en éclairant certaines « manières » de cette phi- losophie, explique en retour certaines opérations de l’analyse deleu- zienne : sélections des textes, focalisations de la lecture et de l’in- terprétation, construction de l’exposition, répétition et variation de certains motifs. Autant dire que, si Deleuze fait explicitement recours à la conception freudienne du délire – comme tentative thérapeu- tique spontanée consistant à pallier un effondrement des structures symboliques et imaginaires soutenant la position d’un sujet, dans des conditions telles que la libido d’objet aurait reflué sur le moi, désin- vestissant le monde extérieur au profit d’une libido narcissique mise au service d’une reconstruction d’une « néo-réalité », dans un pro- 343 pli psychotique et maniérisme sur le leibnizianisme critique de deleuze cessus de pensée investissant les « représentations de mots » pour elles-mêmes au détriment des « représentations de choses »5 –, il n’y aurait pourtant guère d’intérêt à appliquer littéralement cette conception à la doctrine leibnizienne. C’est la démarche de la pensée leibnizienne qui éclaire le sens d’un certain délire, en le soustrayant à la connotation d’un déficit de la pensée pour lui faire au contraire as- sumer l’exigence la plus pleine, pleinement rationnelle et pleinement délirante : celle d’une genèse idéale du monde. Plutôt qu’attendre du concept clinique de délire qu’il nous instruise sur la philosophie de Leibniz, on demandera au processus de pensée « leibniste » de nous introduire à une allure possible du délire que peut rencontrer la clinique. Nous souhaiterions en tester l’hypothèse sur le traitement deleuzien du maniérisme, dont le leitmotiv court à travers tout Le Pli. Leibniz et le Baroque. L’ensemble du tableau clinique du leibnizianisme développé dans Le Pli est polarisé par une double proposition. D’un côté, le monde s’est effondré : effondrement des principes qui fondaient son unité, la co- hérence et l’identité qui le rendaient vivable, pensable et habitable ; effondrement de Dieu ou de l’Idée théologique qui garantissait les principes eux-mêmes ; effondrement de la Raison elle-même « comme dernier refuge des principes », son refuge humaniste. « C’est là que le Baroque prend position », et c’est une position éminemment psy- chotique, qui à la fois dresse le diagnostic et invente une manière de « sauver l’idéal théologique, à un moment où il est combattu de toute part, et où le monde ne cesse d’accumuler ses "preuves" contre lui, violences et misères »6 ; – et une manière de sauver le monde lui-même, en l’incorporant, en le « gardant mort sauf (for) en moi » sous la garantie du tiers complice jouissant du monde (Dieu)7, quitte à faire du moi lui-même, comme dit Leibniz, « un monde à part, in- dépendant de toute autre chose que de Dieu ». Mais de l’autre côté, s’opère une reconstruction du monde sur « une autre scène », elle- même incluse dans ce monde en tant que seul réel, à l’instar de la table du jeu du monde qui « intériorise non seulement les joueurs qui servent de pièces, mais la table sur laquelle on joue, et le matériau de la table », ou encore du journal de Nijinsky où l’écrivant est à la fois « la lettre et la plume et le papier ». C’est pourquoi Deleuze souligne 5 Ce qui donnerait parfois au délire sa tournure hau- tement spéculative, faisant observer une certaine « ressemblance qu’on n’eût pas désiré lui trouver » entre la philosophie et « la façon dont opèrent les schizophrènes » (S. Freud, Métapsychologie, tr. fr., Pa- ris, Gallimard, 1968, p.121). 6 P, p.90-91 ; cf. p.111. 7 L’expression est em- pruntée à Fors de J. Derrida (N. Abraham, M. Torok, Le Verbier de l’homme au loups, Paris, Garnier-Flammarion, Préface). Je réserve à une autre occasion l’investis- sement singulier que la psychose leibniste fait de la topique cryptique qui y est mise au jour. 344 guillaume sibertin-blanc 8 Les points de vue « constituent des enve- loppes suivant des rapports indivisibles de distance. [Ils] ne contredisent pas le conti- nu […]. Le perspectivisme est bien un pluralisme, mais implique à ce titre la distance et non la disconti- nuité (certes il n’y a pas de vide entre deux points de vue). Leibniz peut définir l’étendue (extension) comme "la répétition continue" du situs ou de la position, c’est-à-dire du point de vue : non pas que l’étendue soit alors l’attribut du point de vue, mais elle est l’attribut de l’espace (spatium) comme ordre des distances entre points de vue, qui rend cette répétition possible » (Le Pli, p.28). avec tant d’insistance chez Leibniz l’antécédence logique et ontolo- gique du monde, comme virtualité qui sera actualisée précisément en étant incluse dans chaque sujet lui-même créé « pour » ce monde. Ce n’est pas seulement le « calcul de monde » qui est en jeu, sériant l’infinité des événements idéaux (« ce qui arrive ») comme autant d’inflexions d’une seule même courbe continue. C’est aussi bien le statut de l’objet dans ce monde qui, sur fond d’effondrement des es- uploads/Philosophie/ pli-psychotique-et-manierisme-sur-le-lei.pdf

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