Introduction à la méthodologie en sciences sociales BOUARFA EL FECH 2016/2017 S
Introduction à la méthodologie en sciences sociales BOUARFA EL FECH 2016/2017 Support d’appui aux étudiants N°1 Jugements de valeur et jugements de réalité Extrait du texte de Marc Jacquemain (2014) – Appréhender la réalité sociale La distinction entre jugements de valeurs et jugements de réalité est essentielle à toute réflexion sur la connaissance, mais elle n'est pas pour autant facile à définir en quelques mots. On porte un jugement de valeur lorsqu'on évalue une réalité en fonction d'une préférence, d'une norme morale ou esthétique, etc. On porte un jugement de réalité lorsqu'on essaie de décrire cette réalité telle qu'on la perçoit, sans la «juger », au sens courant du terme : on s’efforce simplement de décrire ou d’expliquer une réalité empirique. Ainsi, si je dis «cette sonate est de Mozart », je porte un jugement de réalité. Si je dis, parlant du même morceau de musique, "cette sonate est éblouissante", je porte un jugement de valeur. Dans le même ordre d'idées, mais pour prendre un exemple plus directement lié aux sciences sociales, lorsqu'on affirme que "la gestion politique n'est pas exercée exclusivement par des professionnels", on porte un jugement de réalité (susceptible, d'ailleurs, d'une procédure de vérification) ; par contre, si on dit que "la gestion politique ne devrait pas être exercée exclusivement par des professionnels", on porte un jugement de valeur. a) Pourquoi cette distinction est-elle importante ? Selon moi, elle est essentielle d’un double point de vue : (1) D’abord d’un point de vue moral : elle met l’accent sur le risque du «naturalisme moral » pour lequel, on peut déduire ce qui «est bien » de ce qui «est ». Ou encore, selon la formule du philosophe David Hume : on passe illégitimement de « est » à « doit » : « Dans tous les systèmes de morale que j’ai rencontrés jusqu’ici, j’ai toujours remarqué que l’auteur procède pendant un certain temps de la manière ordinaire de raisonner (...) ; quand tout à coup j’ai la surprise qu’au lieu des habituelles copules «est » ou «n’est pas », je ne rencontre plus de proposition qui ne soit pas liée par un «doit » ou «ne doit pas ». Ce changement est imperceptible, mais il n’en est pas moins de la plus haute importance. En effet puisque ce «doit » ou «ne doit pas » exprime une relation ou affirmation nouvelle, il est nécessaire qu’elle soit remarquée et expliquée, et en même temps, qu’on rende raison de ce qui semble tout à fait inconcevable, à savoir de la manière dont cette relation nouvelle peut se déduire d’autres qui en sont entièrement différentes » Que nous dit au fond David Hume ? Que l’on ne peut pas, de manière valide, inférer un jugement de valeur à partir d’un jugement de réalité. Parce que le jugement de réalité vise à décrire les choses comme elles sont : il nous parle de réalités empiriques et, si l’on dispose des informations suffisantes, on peut vérifier un jugement de réalité, décider s’il est vrai ou faux. Par contre, on ne peut pas vérifier de la même façon un jugement de valeur parce que celui-ci apprécie les choses du point de vue du «beau » ou du «bien » et que ces deux notions comportement une dimension irréductiblement subjective. Revenons à Mozart pou un exemple. Si je dispose des informations suffisantes, je peux prouver que «la flûte enchantée est le dernier opéra composé par Mozart ». Par contre, je ne pourrai jamais prouver que «la flûte enchantée est le plus bel opéra de Mozart » parce que « beau » est un jugement esthétique subjectif. Même les jugements de valeur sur lesquels nous sommes tous d’accord, nous ne pouvons les «prouver » comme nous prouvons les jugements de réalité. Ainsi, nous pouvons prouver – si nous avons les informations nécessaires, bien sûr - que telle ou telle personne a, par exemple, assassiné un enfant. Mais nous ne pouvons pas prouver, même si c’est ce que nous pensons tous, «qu’assassiner un enfant est mal » parce que «mal » est un élément subjectif : il y a eu et il y a encore des cultures où l’on pense qu’assassiner un enfant n’est pas toujours un mal (exemple : l’élimination des bébés féminins en Chine). Tous les philosophes et tous les sociologues ne seraient pas nécessairement d’accord avec ce point de vue5 et on peut en débattre longuement. Je ne le ferai pas ici parce que ce thème sort de mes compétences et de l’objet du cours. Il y a toutefois un élément sur lequel il est peut-être utile d’insister : l’idée qu’il est illégitime d’essayer d’inférer un jugement de valeur à partir d’un jugement de réalité est importante pour contrer la prétention que les sciences sociales (la sociologie, notamment) ont parfois eu à dicter une morale sociale. Par exemple, le sociologue français Emile Durkheim, qui écrivait au début du siècle, pensait (en caricaturant un peu) que la sociologie pourrait remplacer la religion comme garante de la «morale ». Contre cette prétention des sciences sociales à dire ce qui est bien ou mal, un autre sociologue s’est vigoureusement élevé : c’est l’Allemand Max Weber, contemporain de Durkheim, qui écrivait : "Une science empirique ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu'il doit faire mais seulement ce qu'il peut et - le cas échéant - ce qu'il veut faire ». Autrement dit, les sciences sociales peuvent indiquer quelles sont les conséquences de tel comportement, de telle décision ou de telle politique, par exemple, mais elles ne peuvent pas pour la cause décider s’il est bien ou mal d’adopter tel comportement, telle décision ou telle politique. De cela, il ressort que la science ne peut jamais dire ce qui est bien ou mal, beau ou laid, etc. Ce n’est pas de son ressort. Ainsi, la science économique peut nous dire, par exemple, que dans certaines conditions, une politique de taux d’intérêt élevés a beaucoup de chances de ralentir l’inflation mais d’accroître le chômage. Mais vaut-il mieux plus de chômage ou plus d’inflation ? Cela la science économique ne pourra jamais le dire : cela dépend des valeurs de chacun. Je me résume : les jugements de valeur ne peuvent être déduits des faits empiriques. La science ne peut donc prétendre imposer son point de vue dans le domaine du bien ou du beau, etc6. Je pense que cet argument serait admis par la plupart des philosophes – avec sûrement beaucoup de nuances7. Mais pour nous, le plus important n’est pas là. L’essentiel, c’est l’idée symétrique : les jugements de valeur n’ont pas leur place dans les sciences. (2) C’est précisément la deuxième conséquence de la distinction : la démarche scientifique a pour vocation de décrire, d’expliquer, voire de prédire des faits empiriques. Elle ne peut donc être «contaminée » par des jugements de valeurs. Que faut-il entendre par là ? Je vais tenter de m’expliquer par un exemple. Lorsque nous pensons au nazisme, la première chose qui nous vient à l’esprit c’est que ce fut (c’est encore) une conception politique particulièrement inhumaine et horrible. Mais la tâche du scientifique, historien, sociologue, politologue, économiste... est de décrire et d’expliquer ce qui s’est effectivement passé dans l’Allemagne de cette époque, comment le nazisme est né, comment il se fait qu’une grande majorité d’Allemands a fini par y adhérer – au moins de manière passive -, etc. Si le scientifique est trop «obnubilé » par ses propres jugements de valeur, il risque de ne plus avoir la distance critique nécessaire pour décrire et analyser les faits historiques, politiques, économiques qui sont pertinents pour l’explication. C’est pourquoi la démarche scientifique réclame une forme d’objectivité que Max Weber appelait la « neutralité axiologique » il s’agit d’être neutre «par rapport aux valeurs » (le mot axiologique désignant ce qui a trait aux valeurs), c’est-à-dire de ne pas laisser ses jugements de valeur oblitérer l’analyse scientifique. Si c’est vrai pour le chercheur expérimenté, cette remarque est encore plus vraie pour l’étudiant : une des qualités fondamentales pour un étudiant dans le domaine des sciences sociales est de pouvoir analyser le plus objectivement possible même les faits qui nous répugnent ou qui nous enthousiasment. Il faut donc prendre la distance par rapport à ses propres valeurs, ce qui est parfois difficile. Cette remarque vaut particulièrement pour les sciences sociales. En effet, lorsque nous étudions les faits naturels, nous n’avons pas spontanément tendance à porter des jugements de valeur. Un physicien peut certes s’extasier devant la « merveilleuse beauté » des galaxies en formation, mais il y a peu de chances qu’il se sente saisi de dégoût, par exemple, en découvrant que l’atome, contrairement à son nom, n’est pas « insécable » mais est lui-même composé de particules plus petites. De même, l’idée du « Big bang » peut nous faire rêver, mais il y a peu de chances que nous soyons amenés à penser « Cela ne devrait pas exister » ou « il faudrait interdire de telles choses » ou « uploads/Philosophie/ support-n01.pdf
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- Publié le Fev 18, 2021
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