DE NIETZSCHE À HUSSERL La phénoménologie comme accomplissement systématique du

DE NIETZSCHE À HUSSERL La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen Jean Vioulac Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2005/2 n° 73 | pages 203 à 227 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130551614 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2005-2-page-203.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Jean Vioulac, « De nietzsche à Husserl. La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen », Les Études philosophiques 2005/2 (n° 73), p. 203-227. DOI 10.3917/leph.052.0203 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France DE NIETZSCHE À HUSSERL La phénoménologie comme accomplissement systématique du projet philosophique nietzschéen Il y a un pont invisible de génie à génie – c’est là la véritable « histoire » réelle d’un peuple, toute autre est variation innombrable et fantomatique dans une matière plus mauvaise, copie de mains malhabiles. Nietzsche, Nachlaß, 1869-1874, 19 [1], KSA, 7, p. 418. Le 24 octobre 1887, le jeune Privatdozent Edmund Husserl prononce à l’Université de Halle sa conférence inaugurale « Les buts et les tâches de la métaphysique » : c’est l’acte fondateur d’un travail d’enseignement et de recherche qui aboutit en 1900 à la publication des Recherches logiques. Le même jour, Nietzsche est à Nice où il est arrivé le 22 octobre au soir après un voyage très éprouvant depuis Venise ; il s’installe dans la « véritable chambre de tra- vail tapissée à neuf » qu’il loue à la Pension de Genève avec pour seul dessein celui qu’il confie à Peter Gast : « Travailler pour le grand pensum de ma vie dont il faut à présent que je m’acquitte »1 – c’est-à-dire rédiger La volonté de puissance. Essai d’une transvaluation de toutes les valeurs qu’il a annoncé en conclu- sion de la Généalogie de la morale2. Cet ultime séjour à Nice est tout entier consa- cré à cette élaboration, et les deux cahiers de l’automne 1887 et de l’hiver 1888 constituent le seul recueil quelque peu ordonné et unitaire de notes en vue de l’œuvre projetée. Dès le 13 février pourtant se manifestent les premiers signes du renoncement. Nietzsche écrit à Peter Gast : « C’était une torture, et je n’en ai absolument pas le courage nécessaire. Je ferai mieux dans dix ans. » 3 Mais ce temps ne lui fut pas donné et sa philosophie est restée à l’état de chantier. Husserl a ainsi inauguré son itinéraire au moment même où Nietzsche se décidait à rédiger « le grand pensum de [s]a vie » si longtemps différé ; il a travaillé à son premier livre, Philosophie de l’arithmétique, alors que Nietzsche renonçait à celui qui devait couronner son œuvre. Cette conco- mitance ne se réduit pas à l’anecdote. Le travail qu’engage Nietzsche en octobre 1887 se situe en effet dans le droit fil de la Généalogie de la morale dont il 1. Nietzsche, Lettre à Franz Overbeck du 12 novembre 1887, et à Peter Gast du 18 juil- let 1887. 2. Généalogie de la morale, IIIe dissertation, § 27, dans Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe in 15 Einzelbänden, Herausgegeben von Giorgio Colli und Mazzino Montinari, München - Berlin - New York, dtv / De Gruyter, 1980 (désormais abrégé KSA), Bd 5, p. 409. 3. Lettre à Peter Gast du 13 février 1888. Les Études philosophiques, no 2/2005 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France vient juste de corriger les épreuves : il s’agit en premier lieu d’entreprendre une véritable généalogie de la métaphysique, sous les titres de « psychologie de la métaphysique » ou de « dérivation psychologique de notre croyance à la raison »1. Aux premiers jours de son séjour à Nice, il formule ainsi le projet d’instituer « à la place de la “théorie de la connaissance” une doctrine des perspec- tives des affects »2 : c’est-à-dire de réduire la science et la métaphysique à une « psychologie » comprise comme affectivité. C’est alors la logique elle-même qui se voit fondée sur une production de l’activité psychologique : « La logique (telle que la géométrie et l’arithmétique) n’est valable que pour des vérités fictives que nous avons créées. La logique est la tentative pour com- prendre le monde réel selon un schème de l’être (Seins-Schema) posé par nous- mêmes. »3 Au-delà des coïncidences chronologiques, le travail de Nietzsche à l’automne 1887 recèle ainsi une secrète affinité avec celui de Husserl. Dans sa thèse d’habilitation, Sur le concept de nombre, qui paraît au même moment, Hus- serl oppose en effet la « psychologie génétique » de Franz Brentano à la thèse d’une autonomie du système formel logico-mathématique défendue par son maître Weierstrass : si Husserl se veut philosophe des mathématiques et non pas simple mathématicien, c’est qu’il reconnaît que la question de la fonda- tion des mathématiques n’est pas un problème mathématique, mais relève d’une philosophie que Husserl comprend alors comme « psychologie » : « L’analyse du concept de nombre », écrit-il, « appartient intrinsèquement à la psychologie. » La généalogie des mathématiques qu’entreprend Husserl le mène alors à fonder les idéalités sur l’activité du sujet : « Les nombres sont des créations de l’esprit dans la mesure où ils constituent des résultats d’activités que nous exerçons à l’égard de contenus concrets. »4 C’est donc la même tâche qui échoit, au même moment, à Nietzsche et à Husserl : contre la thèse métaphysique d’une autonomie de la rationalité qui a trouvé son achèvement dans le système hégélien, engager un travail généa- logique visant à la refonder sur la vie du sujet. Un « pont invisible » relie Nietzsche à Husserl, et la « véritable “histoire” réelle » (die wahrhaft reale « Geschichte ») de la pensée fait de cette arche le lieu décisif de la modernité. Que Husserl n’ait jamais lu Nietzsche, qu’il ne l’ait même jamais pris au sérieux, et qu’il soit par conséquent impossible d’établir une influence directe des écrits de Nietzsche sur l’émergence du mouvement phénoméno- logique importe peu ici. Heidegger le précise : « S’enquérir des dépendances et influences entre penseurs, voilà bien mésentendre la pensée. Tout pen- seur est dépendant, à savoir de l’adresse de l’être. »5 Un penseur n’est pas un érudit, ses sources ne sont pas livresques : le penseur est celui qui investit le 204 Jean Vioulac 1. Fragments posthumes (1885-1887), 8 [2], p. 318 et (1887-1888), 9 [98], p. 59 ; KSA, 12, p. 327 et p. 391. 2. (1887-1888), 9 [8], p. 22 ; KSA, 12, p. 342. 3. (1887-1888), 9 [97], p. 59 ; KSA, 12, p. 391. 4. Husserl, Philosophie der Arithmetik, Hua XII, trad. franç. par J. Englisch, p. 360 et p. 357. 5. Heidegger, « La parole d’Anaximandre », Holzwege, G.A.5, p. 370, trad. franç., p. 445. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.82.104.29 - 10/07/2018 08h37. © Presses Universitaires de France Ph d Arith O "contar" é uma atividade da cons. domaine de la vérité qui configure son époque et répond à l’appel de l’être qui résonne en elle. La « véritable histoire » de la pensée est l’histoire de la vérité, son destin ou sa fatalité, « toute autre est variation innombrable et fantomatique dans une matière plus mauvaise, copie de mains malhabiles ». Nietzsche et Husserl ne disent pas pareil, mais ils pensent le Même, et par leur attention au Même habitent le même site historial et pensent ce qu’il donne à penser. C’est cela seul qui fait d’eux des penseurs : « Penser cet Unique et ce Même et parler de ce Même de façon convenable. »1 Dans une note du printemps 1888 – au moment où il pressent l’effondrement final et l’inachèvement fatal de sa tâche – Nietzsche, comme s’il voulait régler sa succession, précise comment l’on reconnaîtra ceux qui appartiennent au Même qu’il lui fut donné de penser. Le texte est précisément intitulé « À quoi je reconnais mes pairs (meines Gleichen) » ; il définit sa pensée comme une « philosophie vécue (erlebt) », une « philosophie expérimentale » uploads/Philosophie/ z-vioulac-de-nietzsche-a-husserl.pdf

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