1 UNE CONTINUITE INCERTAINE : SAUSSURE, HJELMSLEV, GREIMAS. 1. PREALABLES Nous

1 UNE CONTINUITE INCERTAINE : SAUSSURE, HJELMSLEV, GREIMAS. 1. PREALABLES Nous vivons ici quelques-uns, à des titres divers, un moment particulier, précieux, celui qui sépare encore la mémoire personnelle de l'histoire. Or il n'y pas nécessairement inclusion ou emboîtement entre les deux points de vue. L'histoire opérera comme elle le fait toujours : en ra- botant, en lissant, et produira une ordonnance sans faille : Saussure → Hjelmslev → Greimas. Il y aura certes quelques thésards qui, en relisant les textes de près à la manière sans doute des moines du Moyen Âge, viendront nuancer cette continuité, mais comme personne ne les lira, en dehors peut-être des membres du jury, cette remise en cause restera très limitée. Or la notion même d'histoire comporte une part inévitable d'illusion. L'histoire dans la société moderne, à l'instar du mythe pour mainte société, se présente comme une entreprise de fondation. L'abus actuel de termes comme fondement, fondation, fondamental l'indique assez ; il est volontiers parlé d'acquis et d'héritage. L'illusion consiste en ceci que ce n'est pas le premier discours qui fonde, ou fonderait, le second, mais bien ce second discours qui instaure le premier comme premier ! La succession est fallacieuse. Cette illusion n'est pas la seule. Supposons cependant le point précédent accordé. L'œuvre des fondateurs est considérée comme un bloc homogène, ou bien comme une pelote telle que si l'on tire un fil, tout le reste suivrait. Le nom propre fonctionne, sans précautions, comme un métonyme de l'œuvre, tellement que l'énoncer, c'est du même coup convoquer l'œuvre tout entière. Mais si nous envisageons d'abord Saussure, nous pouvons décliner : • l'auteur du Mémoire sur le système primitif des voyelles en indo-européen ; • le “non-auteur” du CLG ; • l'auteur des manuscrits publiés par R.Engler et S. Bouquet ; • l'auteur de recherches bizarres portant ici sur les “anagrammes” dans certaines poésies latines, là sur les Niebelungen ; Sans parler de l'adolescent qui, à l'âge de quinze ans, rédigeait un Essai pour réduire les mots du Grec, du Latin et de l'Allemand à un petit nombre de racines ! Nous tournant vers Hjelmslev, nous recensons sans prétendre à l'exhaustivité : • l'auteur des Prolégomènes à une théorie du langage ; • l'auteur du Résumé d'une théorie du langage, comparable pour l'instant au Chef-d'œuvre inconnu de Balzac... • l'auteur des études de linguistique théorique et appliquée, accessibles en français grâce aux efforts de Fr.Rastier. 2 Greimas est trop près de nous encore pour que nous tentions une semblable distribution. Nous nous contenterons de signaler la courbe étrange de son parcours inauguré par un geste puissant d'exclusion et se terminant par la réintroduction progressive de ce qui avait été exclu, mais les projections et les introjections, pour user de la terminologie freudienne, ne vont pas sans conséquences. Comme il n'existe pas de discours candide, il nous incombe de déclarer le point de vue qui est le nôtre. Dans le point de vue, il est possible de reconnaître un syncrétisme résoluble composant un intérêt du côté du sujet et une étrangeté du côté de l'objet. Notre intérêt concerne le discours, ou plutôt les discours : le sujet est, même quand il s'exclame ! un sujet discourant et, pour paraphraser R.Queneau, à ce sujet volubile, on ne peut que redire : tu discours, tu discours, c'est tout ce que tu sais faire. Quant à l'étrangeté, elle ressort de la variété même des discours et instruit deux interrogations : comment un discours se fait-il reconnaître comme tel discours singulier ? quelles sont les matrices figurales qui garantissent cette singularité ? Enfin, cet exposé se veut délibérément philologique, c'est-à-dire qu'il entend écouter les textes. Et pour ce faire, il convient d'opposer au programme de décontextualisation, d'extraction, qui conduit à citer tel fragment, un contre-programme de recontextualisation qui rappelle les énoncés attenants. Parce que l'accent est dans le plan du contenu aussi déterminant que dans le plan de l'expression, citer, c'est presque toujours trahir. La citation fait connaître celui qui cite au moins autant que celui qui est cité 1. Notre étude respectera l'ordre chronologique et envisagera d'abord la relation de Hjelmslev à Saussure. 2. LA “TRAHISON” HJELMSLEVIENNE Les affirmations exprimant l'“allégeance” à Saussure ne manquent pas dans l'œuvre de Hjelmslev et nous nous limiterons à celle qui figure dans le premier chapitre des Prolégomènes, on lit notamment que «Un seul théoricien mérite d'être cité comme un devancier : le Suisse Ferdinand de Saussure.». 2.1 une continuité revendiquée Le tour phrastique n'est pas à négliger, puisque le rappel de la nationalité de Saussure donne à penser que sa notoriété était loin d'être à l'époque ce qu'elle est aujourd'hui. Mentionnons au passage que cette exclusivité n'est pas exempte d'injustice pour Humboldt puisque, si l'on en croit Cassirer, il semble que Humboldt ait entrevu, avec les termes qui sont les siens et ceux de son époque, la pertinence de la distinction entre “forme” et “substance” qui fait précisément le principal mérite de Saussure aux yeux de Hjelmslev 2. 1 À propos de la citation, cf. l'étude d'H. Quéré, Effet “co-”, effet “trans-” : usages de la citation, in Intermit- tences du sens, Paris, P.U.F., 1992, pp. 87-99. 2 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, pp. 107-111. 3 Hjelmslev s'adresse apparemment à l'auteur du CLG, mais à son égard les éloges alternent avec les réserves : Saussure est approuvé quand il distingue la “forme” de la “substance”, mais critiqué quand il admet l'existence d'une autonomie et d'une préséance de la “substance” à l'égard de la “forme” : «Dans une science qui évite tout postulat non nécessaire, rien n'autorise à faire pré- céder la langue par la “substance du contenu” (pensée) ou par la “substance de l'expression” (chaîne phonique”) ou l'inverse, que ce soit dans un ordre temporel ou dans un ordre hié- rarchique 3» Il convient de marquer avec fermeté que les allusions de Hjelmslev au CLG se limitent pratiquement à la phrase conclusive et énigmatique : «Autrement dit, la langue est une forme et non une substance (voir p.157) 4.» Cette phrase est couramment décontextualisée, ce qui semble indiquer que son évidence serait telle qu'elle se suffirait à elle-même. Nous n'en croyons rien comme nous nous efforcerons de le montrer par la suite et nous estimons que l'extraction de cette phrase hors de son contexte, opération qui l'assimile à une devise, permet à chacun de lui faire dire à peu près ce qu'il souhaite. D'où la nécessité d'un retour au texte, c'est-à-dire au contexte. Hjelmslev garde comme “constance concentrique” définitionnelle le couple saussurien, mais propose une terminologie différente, la sienne propre : «On peut, en accord avec Saussure, appeler forme la constante (la manifestée) d'une manifestation. Si la forme est une langue, nous l'appelons schéma linguistique. Toujours en accord avec Saussure, on peut appeler substance la variable (la manifestante) d'une manifestation ; nous appellerons usage linguistique une substance qui manifeste un schéma linguistique 5» Malgré ces déclarations d'allégeance à l'égard de l'auteur du CLG, le “vrai” Saussure reste, aux yeux du fondateur de la glossématique, celui du Mémoire. Dans le dernier chapitre de l'ouvrage intitulé Le langage, Hjelmslev évoque la découverte saussurienne, mais en la situant déjà dans la perspective de l'autonomie de la forme à l'égard de la substance : «Elle [la découverte de Saussure] a pour caractéristique, d'une part, de considérer les formules communes comme un système et d'en tirer toutes les conséquences, et, d'autre part, de ne pas leur conférer d'autre réalité que celle-ci, par conséquent de ne pas les considérer comme des sons préhistoriques, avec une prononciation déterminée, qui se seraient transformées par degrés pour donner les sons des diverses langues indo-européennes 6.» Il nous semble que Hjelmslev soit le seul à s'être inquiété de la relation entre le Mémoire et le CLG, puis à avoir répondu par l'affirmative à la question de savoir si le CLG continuait ou non le Mémoire. La découverte saussurienne consiste dans la reconnaissance d'une identité fonctionnelle indépendante de ses constituants phonétiques : l'alternance long/bref n'est pas une saillance ou un contraste perceptif, justifié, épuisé par son effet même, mais un «produit» : «Ce qui est arrivé ici, c'est qu'on a établi l'égalité entre une grandeur algébrique et le produit des deux autres, et cette opération rappelle 3 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, p. 68. 4 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1962, p. 169. 5 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, op. cit., pp.134-135. Cf. également l'étude intitulée Langue et parole, in Essais linguistiques, Paris, Les Editions de Minuit, 1971, pp. 77-89. 6 L. Hjelmslev, Le langage, Paris, Les Editions de Minuit, 1969, p. 163. 4 l'analyse par laquelle le chimiste identifie l'eau à un produit d'oxygène et d'hydrogène 7.» Il est indubitable que Hjelmslev, et lui seul, est en mesure de rendre compte de la solution de continuité drastique que Saussure entrevoit dans les Manuscrits : «(...) les termes de PHONOLOGIE et de phonétique ne peuvent donc non uploads/Philosophie/ zilberberg-claude-1993-une-continuite-incertaine-saussure-hjelmslev-greimas.pdf

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