1. Revue de Métaphysique et de Morale, t. XIV, p. 294-317, mai 1906. REV. MÉTA.
1. Revue de Métaphysique et de Morale, t. XIV, p. 294-317, mai 1906. REV. MÉTA. T. XIV (n° 5-1906). 42 LES PARADOXES DE LA LOGIQUE L'article de M. Poincaré, Les Mathématiques et la Logique 1, illustre ce qui me paraît être une méprise sur la nature et les fins de la Logistique; et, puisque cet article s'occupe beaucoup de mes écrits, il me semble convenable que j'essaie d'écarter cette méprise. En même temps, il suggère une solution des paradoxes que présente la théorie du transfini. ili. Poincaré croit que tous ces paradoxes viennent d'une espèce de cercle vicieux, et en cela je suis d'accord avec lui. Mais il ne voit pas la difficulté qu'il y a à éviter un cercle vicieux de cette sorte. J'essaierai de montrer, que, si l'on veut l'éviter, il faut adopter une théorie analogue à ma « no-classes theory »; en fait, c'est à cette fin que j'ai inventé celle-ci. Dans cet article, je traiterai d'abord certaines questions générales prélimi- naires puis je donnerai un résumé de l'article que M. Poincaré cri- tique ensuite, je considérerai certaines extensions de la théorie soutenue dans cet article, qui me paraissent maintenant nécessaires; et en même temps j'essaierai de répondre aux plus importantes des critiques de M. Poincaré. 1 M. Poincaré commence par quelques concessions ironiques à M. Couturat, en écartant d'autres points comme de moindre impor- tance. Sur un point cependant il répète tranquillement son objec- tion, sans faire la moindre tentative pour répondre à ce qui paraît être une claire réfutation de ses observations antérieures. Il s'agit de mon double énoncé prétendu du principe d'induction. M. Poincaré remarque « Cette confusion se trouve dans un article de polémique, mais non dans son ouvrage principal, et je ne vou- drais pas en abuser contre lui (p. 301). » Je remercie M. Poincaré de sa générosité. C'est comme si un juge qui porte une accusation 1. Revuede Métaphysiqueet de Morale, t. XIV, p. 294-317,mai 1906. 628 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE. de meurtre et à qui on oppose un alibi, répondait « c'est bon je de meurtre et à qui on oppose un alibi, répondait « C'est bon, je ne vous blâme pas trop, parce que vous étiez probablement en état d'insanité temporaire quand vous avez commis le crime 1. » Un point sur lequel je me permets respectueusement de différer d'avis avec M. Poincaré est l'appréciation de M. Peano; d'autant plus qu'il suppose que mes travaux, s'ils sont valides, détruiraient ceux de M. Peano, ce qui est l'opposé de mon opinion. M. Poincaré dit « J'ai la plus grande estime pour M. Peano, qui a fait de très jolies choses (par exemple sa courbe qui remplit toute une aire); mais enfin il n'est allé ni plus loin, ni plus haut, ni plus vite que la plupart des mathématiciens aptères, et il aurait pu faire tout aussi bien avec ses jambes (p. 295). » Je crois que c'est là pour M. Poin- caré une manière de dire que le principal de l'oeuvre de M. Peano ne l'intéresse pas. M. Peano a forgé un instrument de grande puis- sance pour certains ordres de recherches. Quelques-uns d'entre nous s'intéressent à ces recherches, et par suite honorent M. Peano, qui est allé, selon nous, tellement plus loin et plus haut que les mathé- maticiens « aptères », que ceux-ci l'ont perdu de vue et ne savent pas combien il est en avance sur eux. Un spécialiste n'est sans doute pas obligé de s'intéresser à l'oeuvre d'un autre spécialiste; mais il pourrait, par courtoisie, admettre que les sujets qu'il n'étudie pas lui-même ont aussi leur importance; et en fait, M. Poincaré recon- naît cette importance en les discutant. Si M. Poincaré pouvait se dépouiller de la croyance que la Logis- tique est toute différente des autres parties de la mathématique, il comprendrait que, en proposant de ne pas regarder les classes comme des entités indépendantes, je ne propose nullement un changement qui oblige à « refaire toute la Logistique »; et je ne prétends pas interdire de « prononcer le mot classe », pas plus que Copernic ne voulait empêcher de parler du lever du soleil. « Quel changement, dit-il, pour les logisticiens qui ne parlent que de classes et de classes de classes. » Une analogie montrera peut-être clairement que ce changement n'est pas si grand après tout. Le calcul infinitésimal, on le reconnaît universellement aujourd'hui, n'emploie ni ne suppose les infiniment petits. Cela a-t-il beaucoup changé « l'aspect d'une page » de calcul infinitésimal? Presque pas. Certaines démonstrations ont été refaites; certains paradoxes qui 1. Voir les arguments lumineux de M. Couturat (Revuede Métaphysiqueet de Morale, t. XIV, p. 247-250)auxquels je n'ai rien à ajouter sur ce point. B. RUSSELL. LES PARADOXES DE LA LOGIQUE. 629 troublaient le XVIIIesiècle ont été résolus; pour le reste, les formules' du calcul n'ont guère changé. Mais supposons que ces paradoxes et leur solution moderne aient été découverts du vivant des adversaires de Leibniz, qu'auraient-ils dit? « Il est interdit de prononcer le mot infiniment petit, et on doit remplacer ce mot par des périphrases variées. Quel changement pour les novateurs qui ne parlent que do dx et de d2x! II va falloir refaire tout le calcul. Se figure-t-on quel sera l'aspect d'une page de calcul quand on en aura supprimé toutes les propositions où il est question d'infiniment petit? Il n'y aura plus que quelques survivantes éparses au milieu d'une page blanche. Quoi qu'il en soit, le calcul infinitésimal est à refaire, et on ne sait trop ce qu'on en pourra sauver. Inutile d'ajouter que le leibnizia- nisme est seul en cause; les vraies mathématiques, c'est-à-dire l'al- gèbre, la géométrie et la mécanique, pourront continuer à se déve- lopper d'après leurs principes propres'. » Pas plus que la théorie moderne du calcul infinitésimal n'est destinée à ruiner l'œuvre de Leibniz et de Newton, les principes que je propose ne visent à ruiner l'oeuvre de M. Peano. Je ne puis pas citer un seul cas où celui-ci ait admis un raisonnement du genre de ceux qui conduisent à des con- tradictions tout ce qu'on peut dire, c'est que ses principes n'excluent pas explicitement de tels raisonnements. Ma théorie présente n'est pas non plus si différente que M. Poincaré le croit de celle de mes Principles of Mathematics. Car, dans cet ouvrage, j'ai adopté la théorie « zigzag » à titre de tentative2. J'ai aussi suggéré la théorie « pas de classes dans la préface (p. v, VI) « Dans le cas des classes, je dois l'avouer, je n'ai pas aperçu de concept remplissant les conditions requises pour la notion de classe. Et la contradiction discutée au chapitre x prouve qu'il manque quelque chose, mais je n'ai pas encore pu découvrir ce que c'est. » Techniquement, la théorie des types suggérée dans l'appendice B diffère peu de la théorie « pas de classes ». La seule chose qui m'a conduit alors à conserver les classes était la difficulté technique d'énoncer les pro- positions de l'Arithmétique élémentaire sans elles, difficulté qui me paraissait, alors insurmontable. Avant d'essayer d'expliquer comment je proposerais d'énoncer les principes de la Logistique d'une manière qui évite les contradictions, je dois dire quelques mots sur la question de « l'intuition » et sur 1. Cf.p. 306-7. 2. Cf. §§103 et 484, fin. 630 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE. MORALE. la nature de l'évidence de la démonstration de la vérité des en Logistique la nature de l'évidence de la démonstration de la vérité des propo- sitions en Logistique. M. Poincaré dit (p. 295) « Doit-on suivre vos règles aveuglément? Oui, sans quoi ce serait l'intuition seule qui nous permettrait de discerner entre elles; mais alors il faut qu'elles soient infaillibles. Vous n'avez pas le droit de nous dire « Nous nous trompons, mais vous vous trompez aussi ». Nous tromper, pour nous, c'est un malheur, un très grand malheur; pour vous, c'est la mort. » Ces remarques me semblent envelopper une méprise sur les pré- tentions de la Logistique et sur la nature de l'évidence sur laquelle elle repose. Mais cette méprise est très naturelle, et a peut-être été partagée par quelques-uns de ses partisans comme par ses adver- saires 1. Ce sujet est extrêmement important, non seulement pour la Logistique, mais pour la théorie générale des sciences; et il est nécessaire de l'élucider avant de parler des contradictions. La méthode de la Logistique est essentiellement la même que celle de toute autre science. Elle comporte la même faillibilité, la même incertitude, le même mélange d'induction et de déduction, et la même nécessité de faire appel, pour confirmer les principes, à l'ac- cord général des résultats calculés avec l'observation. Son objet n'est pas de bannir « l'intuition », mais de contrôler et de systématiser son emploi, d'éliminer les erreurs auxquelles son emploi non con- trôlé donne lieu, et de découvrir des lois générales d'où l'on peut, par déduction, obtenir des résultats jamais contredits par l'intuition, et, dans 1es cas cruciaux, confirmés par elle. uploads/Philosophie/b-russell-les-paradoxes-de-la-logique-pdf 1 .pdf
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- Publié le Aoû 10, 2021
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