2. La révolte contre le procèsi 1. Les protagonistes Un compte rendu contempora
2. La révolte contre le procèsi 1. Les protagonistes Un compte rendu contemporain de la parution de l’ouvrage de W. V. O. Quine, Word and Object1, datant de 1960, offre l’observation suivante : De la même manière que la recherche kantienne des arcanes de l’esprit résulta dans les catégories aristotéliciennes, l’analyse quinéenne des arcanes linguistiques résulte dans la structure objet/sujet lié, par une copule atemporelle, à l’attribut/prédicat. Quine, comme Aristote, propose un système atemporel orienté vers l’objectivité, système qui ignore donc les notions temporelles, les verbes et les adverbes pour leur préférer les choses, les attributs et les relations atemporelles2. Les années qui suivirent rendirent de plus en plus clair le fait que la doctrine désapprouvée par ce compte rendu n’avait rien d’exceptionnel mais représentait virtuellement la position standard parmi les récents auteurs en ontologie. Notre présente discussion est largement motivée par l’espoir (indubitablement trop optimiste) que cette tendance de la pensée, dont la rationalité est extrêmement douteuse, peut être neutralisée, en tout cas dans une certaine mesure, par un simple examen minutieux. (Ceci est peut-être quelque peu irréaliste car les vues de Quine sont ici purement orthodoxes et les orthodoxies — problématiques ou non — ne sont pas facilement délogeables.) La doctrine ontologique à laquelle on accorde trop facilement crédit s’appuie sur plusieurs principes interconnectés, le premier étant fondamental et les autres dérivés : 1. Le paradigme de toute discussion ontologique digne de ce nom est une « chose » (ou plus précisément un « objet physique ») qui présente des « qualités » (plus précisément des qualités indépendantes du temps, soit atemporelles, soit temporellement déterminées). i Source : PP, Chap. 3. 28 Fondements de l’ontologie du procès 2. Même les personnes et les agents (i.e., les « choses » capables d’agir) sont secondaires et ontologiquement postérieurs aux choses authentiques (i.e., inertes ou considérées telles). 3. Le changement, le procès, et peut-être même le temps lui-même sont en conséquence ontologiquement dégradés à un point tel que leur insignifiance en devient si criante que cette subordination ne demande guère d’argumentation explicite. Ils peuvent, sans difficultés aucunes, être expédiés sans ménagement ou même être omis des discussions ontologiques. Cette combinaison de doctrines, qui orbite autour du paradigme « chose/qualité » et relègue le concept de procès dans quelque coin lointain et obscur du magasin ontologique, mérite d’être appelée « la révolte contre le procès ». 2. Manifestations de la révolte Il est facile de montrer qu’une telle révolte est toujours à l’œuvre dans la philosophie contemporaine. Nous l’avons dit, Word and Object de Quine adopta une position qui accepta pleinement les principes susmentionnés. Dès le tout premier chapitre, intitulé « Commencer avec les choses ordinaires », et consacré à la thèse selon laquelle il y a une orientation de base du langage vers les choses physiques, les objets matériels quotidiens, la position de Quine est très explicite : Linguistiquement, et donc conceptuellement, les choses qui sont le plus mises en évidence [things in sharpest focus] sont les choses qui sont assez publiques pour qu’on puisse en parler publiquement, assez communes et manifestes pour qu’on puisse en parler souvent, et assez proches de nos sens pour qu’on puisse les identifier rapidement et les reconnaître par leurs noms ; c’est sur ces choses que les mots s’appliquent d’abord et principalement3. L’index du livre de Quine ne mentionne pas « procès » ou « changement » ; mais le procès est en fait traité dans un paragraphe court (p. 171) qui le choséifie complètement. La position adoptée par Quine est que les « objets physiques, conçus quadridimensionellement dans l’espace- temps, ne doivent pas être distingués des événements ou, dans le sens concret du terme, des procès. » Cette thèse peut bien sûr être interprétée de deux façons. Si les X ne doivent pas être distingués des Y, alors ils sont tous deux d’intérêt et d’importance égaux. Quine n’utilise cependant pas La révolte contre le procès 29 cette identification comme base pour niveler le statut des procès et celui des choses, mais bien pour rejeter la nécessité de tout examen particulier des procès. L’action et l’activité sont ignorées lorsque Quine souscrit à « l’idée de paraphraser les phrases temporelles en termes de relations éternelles portant sur des choses et des temps4 ». Le temps est de fait quelque peu discuté (particulièrement dans le §36, mais aussi dans le §40) ; mais cette discussion se fonde sur la thèse relativiste einsteinienne selon laquelle « il n’y a plus d’alternative raisonnable à la spatialisation du temps5 ». En conclusion, il est difficile d’imaginer un avocat plus franc de la subordination des procès aux choses. Le fait que dans notre monde les choses résultent inévitablement de procès ne l’impressionne guère. Un second ouvrage qui dégrade significativement le statut du procès est la Structure of Appearance de Nelson Goodman6. (J’aurais exclu ce travail intéressant du domaine métaphysique si j’avais été plus convaincu que je ne le suis que son auteur entend l’étude de l’apparence comme largement étrangère à celle de la réalité.) Le paradigme chose/qualité est crucial pour la discussion de Goodman : « Je vais rester autant que possible confiné dans un langage qui n’implique pas qu’il y ait d’autre entités que des individus [i.e., des choses —ajoute Rescher] » (p. 26). Les notions de chose et de propriété constituent les éléments fondamentaux de la construction de Goodman (cf. les pages 93 et suivantes). En dépit de certaines craintes (p. 302), Goodman exploite (et insiste sur) l’analogie de l’espace et du temps (pp. 298-302). Bien que le changement soit discuté (pp. 93-99, 300-301), le procès en tant que tel est notablement absent de l’ontologie de l’apparence telle que Goodman la conçoit. Mais il conçoit le changement comme la simple substitution d’une qualité statique par une autre — le changement de couleur est son paradigme (p. 93). En conséquence, la discussion du changement, plutôt que de conduire dans la direction d’une interprétation du procès, renforce le penchant initial pour la doctrine de la chose/qualité. Il n’y a rien dans l’approche de Goodman qui ne rende témoignage de cette « révolte contre le procès » que nous dénonçons. Les études publiées dans des revues fournissent également de nombreuses illustrations de cette tendance. Michael Dummet a écrit une ingénieuse « Defense of McTaggart's Proof of the Unreality of Time7 ». L’existence d’une analogie stricte entre l’espace (ou une de ses dimensions) et le temps est utilisée intelligemment dans un papier passionné de Donald Williams — « The Myth of Passage8 » — et sa thèse a reçu un soutien enthousiaste dans l’article de Richard Taylor sur « Spatial and Temporal Analogies and the Concept of Identity9 ». Le caractère ontologiquement fondamental des choses, à commencer par les objets physiques, est considéré comme une 30 Fondements de l’ontologie du procès évidence par un nombre tel d’auteurs qu’il serait vain de vouloir en établir la liste (bien que les bases précises sur lesquelles ils se fondent soient très rarement examinées à fond)10. La même tendance générale est à l’œuvre dans la monographie de D. S. Schwayder sur les Modes of Referring and the Problem of Universals: An Essay in Metaphysics11. La perspective ontologique de Schwayder est complètement chosale [thing-oriented], en partie en conséquence et en partie à cause de son acceptation de la théorie de la référence (i.e., de la référence chosale [thing reference]) dans la tradition de Russell. Les désignants [designators] les plus généraux que l’on trouve dans la discussion de Schwayder sont « objet » et « existant », tous deux étant construits comme se référant à des choses, non à des procès. Le paradigme « chose » est, comme d’habitude, un objet matériel, c’est-à-dire une chose inerte ; les agents ne sont pas construits en tant qu’agents, mais compris comme des objets matériels. L’approche mathématiquement inspirée de cet « essai métaphysique » est telle que le changement, le temps, et le procès font irruption de la manière la plus accidentelle (e.g., pp. 17-18, 22, 32-33, et 86-89, où le temps, bien sûr spatialisé, est évoqué lors de la recherche d’un « critère d’identité », bien sûr pour des « objets »). Le temps, selon Schwayder, est essentiellement une sorte de « localisation » (d’une manière technique, cela va sans dire). L’un dans l’autre, la tendance à dégrader les procès, c’est-à-dire à les subordonner à la substance voire à les révoquer totalement, a imprégné la totalité de la philosophie anglo-américaine récente. 3. La position de Strawson Aucun ouvrage récent dans cette tendance ne reçoit autant de soutien que dans Individuals: An Essay in Descriptive Metaphysics de P. F. Strawson12. Un résumé bref ne saurait faire justice à la subtilité de son analyse, et je renonce donc à prétendre à un compte rendu parfait de son argument. Il me semble cependant qu’on peut affirmer en toute sécurité que Strawson s’appuie sur les thèses suivantes, chacune trouvant clairement sa place dans le cadre de la « révolte contre le procès » 1. Les corps matériels doivent être adoptés comme le paradigme de base uploads/Philosophie/la-revolte-contre-le-proces-1-les-protagonistes.pdf
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- Publié le Mar 10, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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