Insaniyat n°s 65-66, juillet - décembre 2014, p. 105-124 105 Les wilayas dans l

Insaniyat n°s 65-66, juillet - décembre 2014, p. 105-124 105 Les wilayas dans la crise du FLN de l’été 1962 Amar MOHAND-AMER(1) Introduction L’identification des centres de pouvoir pendant la Guerre de libération nationale (1954-1962) est difficile à cerner. Cela tient, en grande partie, à la nature intrinsèque du Front de libération nationale (FLN), mouvement révolutionnaire où le politique et le militaire sont fortement imbriqués. La tentative d’asseoir, dans la durée, une autorité centrale avec une répartition rigoureuse des rôles impartis aux uns et aux autres, initiée par le Congrès de la Soummam d’août 1956, est récusée, un an après, au Caire, à la session ordinaire du Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA). En effet, les principes de la primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur n’ont pu, finalement, constituer la matrice fondamentale autour de laquelle élaborer une vision idéologique claire et pérenne. La signature des accords d’Évian et l’entrée en application du cessez- le-feu, les 18 et 19 mars 1962, créent une nouvelle dynamique au FLN. Un réaménagement des équilibres et des rapports de force se met, dès lors, en place dans l’optique de l’indépendance nationale. Le recouvrement de la souveraineté algérienne le 3 juillet 1962 accentuera les clivages demeurés latents au cours des sept ans et demi de guerre. Aussi, entre la proclamation du cessez-le-feu et les élections à l’Assemblée nationale constituante fixées le 20 septembre, soit pendant la « Période transitoire », le FLN est confronté à ce que les historiens qualifient de « crise de l’été 1962 »1. C’est un événement historique de (1) Centre de recherche en anthropologie et de sciences sociales, 31 000, Oran. 1 Harbi, M. (1980), Le FLN, mirage et réalité. Des origines à la prise du pouvoir (1945- 1962), Paris, éd. Jeune Afrique, p. 355-376 ; Meynier, G. (2002), Histoire intérieure du FLN 1954-1962, Paris, Fayard, p. 635-676 ; Ben Khedda, B. (1997), L’Algérie à Amar MOHAND-AMER 106 grande ampleur. Il fait intervenir un nombre considérable de protagonistes en un court laps de temps. Les plus importants sont des chefs politiques charismatiques, à l’instar d’Ahmed Ben Bella, et, à un degré moindre, Mohamed Boudiaf, et des dirigeants politiques ayant occupé (ou occupant) les plus hautes fonctions au sein du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), tels Ferhat Abbas et Benyoucef Ben Khedda. Les responsables de l’Armée de libération nationale (l’ALN), le colonel Houari Boumediene, chef de l’Etat-major général (l’EMG), et les colonels Tahar Zbiri, Salah Boubnider (Sawt el Arab), Mohand Oulhadj, Youcef Khatib (Hassan), Benhaddou Bouhdjar (Othmane), et Mohamed Chaâbani, respectivement commandants des wilayas 1, 2, 3, 4, 5, et 6, sont également des acteurs décisifs de la crise. L’ancienne puissance colonisatrice, la France, les pays voisins, la Tunisie et le Maroc, et l’Égypte nassérienne, ont aussi exercé une influence réelle dans les évènements de l’été 1962 en Algérie. Après avoir réussi à donner le primat au pragmatisme pendant la période de la guerre de libération, ce qui lui avait évité d’imploser malgré de nombreuses dissensions2, le FLN est miné en 1962 par ses contradictions. Par conséquent, il négocie mal le processus de sortie de la guerre. Ses institutions politiques fondamentales, le GPRA et le CNRA, ne parviennent pas à assurer la transition vers l’indépendance du fait de la rétraction de leur rôle et de leur influence, leurs missions ayant été réduites par les dispositions des accords d’Évian. C’est l’Exécutif provisoire qui détient le droit de l’exercice du pouvoir officiel pendant la Période transitoire. Sur le plan politique stricto-sensu, à la session extraordinaire du CNRA à Tripoli (25 mai-6 juin 1962), le GPRA a été fortement contesté. Lui et le CNRA sont donc contraints à ne plus jouer que des rôles secondaires. Le Groupe de Tlemcen dont le leader est Ben Bella, l’armée des frontières et les wilayas se substituent à eux, et réclament une passation des pouvoirs à leur profit. L’impossibilité de parvenir à un modus vivendi avant l’indépendance révèle la précarité d’institutions qui avaient fait leur preuve durant la guerre. Elle pose la question des enjeux du moment liés à la légitimité du pouvoir, à sa l’indépendance : la crise 1962, Alger, éd. Dahlab ; Haroun, A. (2000), L’Été de la discorde. Algérie 1962, Alger, éd. Casbah ; Mohand-Amer, A. (2012), « Les déchirements du Front de libération nationale à l'été 1962 », in Bouchène, A., Peyroulou, J.-P., Siari- Tengour, O., Thénault, S. (dir.), Histoire de l’Algérie à la période coloniale, 1830-1962, Alger/Paris, Barzakh/la Découverte, p. 558-564. 2 Mohand-Amer, A. (2014), « Les crises du FLN, 1954-1954 », in Actes du colloque organisé le 5 avril 2013 par le FORSEM de Lyon, L’Algérie d’aujourd’hui entre poids du passé et exigences de l’avenir, Paris, éd. Bouchène, p. 89-97. Les wilayas dans la crise du FLN de l’été 1962 107 légalité, aux modalités de son déploiement ou redéploiement, aux forces qui le sous-tendent… Dans ce contexte de tensions, l’ALN des maquis, sous la forme localisée des différentes wilayas, joue un rôle crucial. Les wilayas participent aux recompositions que connaissent le FLN et l’ALN, particulièrement celles qui sont relatives à l’appropriation et à la répartition du pouvoir. Elles sont emblématiques des transformations rapides des structures du FLN, ces bouleversements les engageant, en fonction de la conjoncture, à endosser, des responsabilités majeures et à être actives, ou bien à se limiter à un rôle d’appoint ou à rester passives. Les alliances qu’elles contractent sont au centre des stratégies et des tactiques des différents protagonistes. Le pôle central de ces coalitions est, sans conteste, celui qui s’articule autour de Ben Bella. Dernier responsable national de l’Organisation spéciale du PPA/MTLD3, l’OS (1947-1950), co-fondateur du FLN, figure emblématique de la Révolution algérienne, Ben Bella jouit en 1962 d’un prestige immense tant en Algérie qu’à l’étranger. Ses soutiens politiques et militaires sont nombreux. L’adoubement de son groupe par des puissances étrangères, l’Égypte et la France notamment, consolide sa prééminence symbolique sur le FLN et l’ALN. La légitimité de Ben Bella en 1962 est duale, charismatique et rationnelle en même temps. Elle se fonde sur une aura politique, due à son premier parcours nationaliste, puis à son rôle capital dans l’histoire du FLN4. Depuis le CNRA organisé au Caire en août 1957, il est considéré comme le leader naturel du FLN. Sa libération le 18 mars 1962 démultiplie sa capacité de mobilisation et son champ d’influence sur l’ensemble des structures de la Révolution, fondant sa capacité de domination charismatique. Usant d’une stratégie active d’ouverture et de rassemblement, et parfois des «coups de force»5 politiques audacieux, à l’exemple du forcing pour l’organisation du CNRA de Tripoli en mai/juin 1962, il réussit à imposer, à l’indépendance, le Bureau politique (BP). Cette institution, forte de l’appui des plus importantes forces politico-militaires du FLN est 3 Le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés publiques) a été créé à l’occasion des élections à l’Assemblée nationale du 10 novembre 1946. C’est le paravent légal du PPA (Parti du peuple algérien) officiellement dissous le 26 septembre 1939, deux ans après sa fondation le 11 mars 1937, et successeur de l’ENA (Étoile nord-africaine) fondée en 1926. 4 Carlier, O. (2012), « Ahmed Ben Bella : de la lutte nationale à la course au pouvoir (1952-1962) », in Jeune Afrique, http://www.jeuneafrique.com/176536/politique/ahmed- ben-bella-de-la-lutte-nationale-la-course-au-pouvoir-1952-1962/. 5 Dobry, M. (1986), Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des Science Po, p. 227-237. Amar MOHAND-AMER 108 incontestée; elle incarne le pouvoir régalien et permet à Ben Bella d’exercer un pouvoir légitimé politiquement, fondant sa capacité de domination légale. Cette légitimation reste cependant fragile car reposant plus sur des alliances objectives imposées par la conjoncture que sur une adhésion des différents acteurs de la crise à un projet politique, sous l’égide du BP. Dans son conflit opposant Ben Bella au GPRA, trois des six wilayas, en l’occurrence l’Aurès-Nememchas (W 1), l’Oranie (W 5), et le « Sahara »6 (W 6) lui apportent leur soutien. Les trois autres, sans lui être frontalement hostiles, restent dans des postures légalistes (envers le GPRA) et/ ou individuelles, selon les situations. Cette catégorisation doit être nuancée : les wilayas appartenant à l’un ou l’autre des partis ne constituent pas forcément des entités partageant une même vision politique ou défendant un projet équivalent, chacune d’elles ayant ses propres aspirations, résultat de trajectoires particulières. Cet article entend rendre compte de la situation des wilayas dans leur ensemble durant la période de transition de l’été 1962. On y analysera les positions qu’elles ont prises dans la constitution des alliances politico- militaires et les formes et les modalités des négociations des différents segments de pouvoir(s) au lendemain de l’indépendance. Pour cela, il est nécessaire d’être attentif aux capacités d’arbitrage des wilayas lors des principales séquences de la crise, en même temps qu’à leurs limites politiques, confrontée aux jeux et enjeux de cette « guerre de succession»7. I. L’Aurès-Nememchas : une wilaya à la direction bicéphale en 1962 L’Aurès-Nememchas est étroitement liée au moment historique du 1er novembre 1954. C’est dans cette région que les premières opérations du uploads/Politique/ httpswww-umc-edu-dzimagesn-65-66-mohand-pdf.pdf

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