Images relues: la méthode de Georges Didi-Huberman Jacques Rancière Nous avons

Images relues: la méthode de Georges Didi-Huberman Jacques Rancière Nous avons connu (e temps oú la polítique commandait de tire les images pour découvrir ce qu'elles cachaient, ce qu'elles éta pour cacher. Roland Barthes nous apprenaít ainsi à déceler toutes les mythologies, toutes les naturalisations de la domination bourgeoise que pouvaient contenir les images publícítaíres d'une nouvelle lessive o u dune marque de pâtes. Jean-Luc Godard nous apprit à transfor- mer les images trop vite vues de films en tableau noír oú toutes les supercheries d'une idéologie pouvaient se laísserpointer. Nous avons connu ensuite le discrédit de c e s lectures. Aux platítudes qui renvoyait les images du côté de leur sens ou de l histoire qu elles illustraient, nous apprimes alors à opposer le punctum de lavoir-été transmis par un drap recouvrant un corps ou un bandage au doigt d une fillette ou bien le pur souvenir d'un verre de lait ou d'une bou- teille qui tombe d a n s u n filmd Hitchcock. II semble dujourd'hui un troisième temps oú l'on se penche à nouveau mais aussidifféremment sur ces images oú lon lisait avant-hier le men- songe de lidéologie et hier la vani té des significations : u relecture des images oú un n o uvel équilibre s etablit entre les dialectiques de l e u r d é c h i f f r e m e n t et la puissance de simple être- là e t de l e u r p athossilencieux. Ladémarche de Georges Didi-Huberm an illustre bien ce troisième tem ps. Depuis quelques années, son travail sur les images a affiché d e s implications politiques qui n é t a ie n t p a s jusque-là aussi ma festes. O n ia vu repenser sous la rubrique de l exposition des peuples desfigures q u 'ila v a it naguère envisagées sous iaspect moins com- prom ettant de levolution du drapé tombé. Et on ia vu du même coup sengagersurdes terrai ns oú on ne iattendait pas en revenant surdes lectures politiques paradigmatiques : celles de la dialec tie n n e ou du plus brechtien des artistes contemporains. Harun Farocki. Cette relecture des images et de leurs lectures antérieures est fon- d e e sur une certaine foi dans la politique des images. II faut entendre 351 par là deux choses : une politique à 1'égard des images et une poli- tique confiée aux images. Le premier point sensible, radicaüsé sans doute par la mauvaise querelle qui Lui a été faite à propos des quatre photographies d'Auschwitz, c'est une affirmation de la puíssancedes images comme telles. Contre les pourfendeurs de L idolâtríe chrétienne des images, contre les critiques habiles à en montrer lenvers cachê ou contre les dénonciateurs du spectacle, Georges Didi-Huberman prend le parti des images. II leur donne même le privilège sur la puis- sance qu'on charge volontiers de leur rédemptíon, à savo írlart. On peut, à cet égard, considérer comme exemplaire la démonstration qu il mène à propos de 1 ’ceuvre de Steve McQueen consacrée auxsol- dats anglais morts en Irak. II n'y a pas de problème, montre-t-il, à ce que les murs d’une galerie d’art se couvrent de planches de timbres à leur effigie. Ce que 1 'autorité refuse, en revanche, cest ce qui pro- voquerait un désordre dans le monde ordinaire des images, à savoir la circulation de ces effigies sous la forme de vrais timbres émis par la Poste et collés sur des enveloppes1. S'il y a une puissance de lart, cette puissance est d'abord celle des images qu il met ou remeten circulation. Celles-ci ne sont pas ce que décrit la doxa éclairée: la lumière uniforme du monde marchand oü l activité hum aine sest transformée en spectacle et oü toutes différences s'estom pent. Eltes sont les petites lumières qui trouent cet horizon d indifférence. Elles ne sont pas des copies passives des choses et des êtres, elles sont les gestes qui les portent à 1 ’existence. La politique des im ages n est pas celle que lon déduit de leur interprétation, mais celle qui est inhé- rente à leur disposition même. D‘oü ce titre provocant: images prennent position. Ce qui doit nous retenir dans lopposition peut-être un peu trop simple que l'auteur fait entre prise de position et prise de parti, cest le court-circuit politique quelle opère au profit des images2. Lopposition est en effet une fausse fenêtre. Des individus. on peut dire indifféremment qu'ils prennent parti ou qu ils prennent position. Car, dans les deux cas, on n’indique par ces mots quune tem dance de 1'esprit, une bonne volonté qui ne produit par elle-mème aucune altération de 1’ordre du sensible. II n‘en va pas de m ême si lon 1 Georges Didi-Huberman, Sur le f i l , Paris, Minuit, 2013, p. 55- 2 Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Paris, M inuit, 20 0 ?. p. 118. 352 ditdesimages quelles prennent position. Une image est toujours une certaine disposition du visible. Elle dispose dune certaine façon les corpsquelle represente, elle occupe une certaine place, elley expose quelque chose. Elle est en somme toujours déjà une position. elle est toujours déjà sur le terrain que la politique doit occuper. Sa « prise de position » politique peut alors être pensée comme une simple modifi- cation de la position qu'elle prend toujours par son être même. Elle le peutdautant plus si l‘on pense la politique selon un paradigme essen- tielqui est celui de lapparition. Et Georges Didi-Huberman se tient ici au plus près d'Hannah Arendt: un peuple, cest dabord une apparition, unevenue à la visibilité. La position des images est alors immédiate- m ent une avec lexposition des peuples. Maisaussi cette exposition a une modalité très particulière qu une nouvelle sorte de lecture doit imposer. II y a en effet plusieurs manières de penser lapparition du peuple. On peut la penser comme subversion d'un ordre sensible. Cest par exemple ce que donne à voir la gravure d'une barricade de juin 1848 qu'un journal conservateur anglais traite comme une scène de théâtre tfig. 11. Cest une image de désordre et de parodie, bien sur, mais aussi une image que nous pou- vons voir positivement comme image de lapparition du peuple. Le peuple des incomptés se fait compter ; il crée son espace d‘apparition en subvertissant la distribution normale des espaces : les ouvriers qui devraient être à latelier ne sont pas seulement dans la rue. Ils bloquent les rues et utilisent pour cela les pavés et les charrettes des- tinésà la circulation et les meubles destinés au confort de la maison. lapparition du peuple se manifeste comme un désordre des temps e t des espaces. Or. lapparition privilégiée par Georges Didi-Huber- m an dans Peuples exposés, peuples figurants est tout autre : le sur- gissement y est moins sous le signe de la subversion que sous celui d e la précarité : précarité du compte, d'abord : le pluriel n'y est pas donné comme modification du paysage sensible par un collectif assemblé mais seulement comme un rapprochement de singularités produites par une opération : lopération militaire qui a produit la li- gnement des cadavres des Communards ou lopération artistique qui a réuni les photographies de bébés de Philippe Bazin3. Et lapparition - oeorges Didi-Huberman. Peuples exposés, peuples figurants. Paris, Minuit. 20 12, P 97-105 et p. 40-55- 353 1. London lllustrated News, 28 juin 1 848. elle-même est moins la levée d'un interdit de visibilité qifun pré.è- vement au bord du non-être : photographies de bébés qui ont du Tal à supporter la lumière nouveüe du jour. de vieillards d'un hospice. tout près de passer de l autre côté. ou de communards brutalemenl mis en lumière comme morts. [fig. 21. Limage et le peuple ne se . ent qu en bord de disparition, exposés sans cesse au double péril se la sous-exposition indifférenciante et de la surexposition aveuglaníe. s sy lient comme survivants, vivant malgré tout, entre les deux pecls • • % 1 de la disparition dans la nuit et de l aveuglement par la lumiere. L esi cela qui sépare cette humanité exposée — au sens oü l’on exposait jadis l enfant CEdipe ou le mort Polynice — de celle de la « família ce Ihomme » de Steichen dont l ombre semble rôder dans Peup.~s exposés, peuples figurants. Les enfants y sont sans mère e * ^ es ve 1 lards sans famille. Mais c est cela aussi qui sépare les morta p graphiés par Disdéri du peuple qu ils illustraíent quelques jou s ^ en posant sur les barricades. Ce qui fait rupture dans l image. ce ' pas alors le conflit sur la distribution du sensíble. C est ia surviv3^ ^ la façon dont la fameuse « vie nue » se dédouble comme su > 354 2. Auguste-Eugène Disdéri (attribué à), Insurgés tués pendant la Semalne sanglanle de Ia Commune, 1871. comme battement d'un temps opposé à celui qui mène à la díspari- tion. La uploads/Politique/ images-relues-la-methode-de-georges-didi-huberman.pdf

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