D’OCTAVE MIRBEAU À DONALD TRUMP Modeste contribution à la compréhension de l’él

D’OCTAVE MIRBEAU À DONALD TRUMP Modeste contribution à la compréhension de l’électeur moyen Rien n'est plus utile et plus instructif que la constatation de l'hypocrisie et de la saleté humaine car cela vous pénètre bien du peu d'obligations que l'on a envers le monde, la société, et de la bêtise de tous les préjugés. Octave Mirbeau1 Le suffrage universel : une duperie L’élection de Donald Trump à la présidence de la première puissance économique et militaire du monde a été comme un coup de tonnerre, non seulement dans le petit monde des professionnels des sondages et des observateurs de la vie politique, mais, plus largement, parmi les larges masses d’électeurs attachés au suffrage universel et soucieux de démocratie. Comment un milliardaire arrogant et sans scrupules, un héritier qui n’a presque pas payé d’impôts pendant vingt ans malgré sa colossale fortune, un escroc cynique, un prédateur sexuel, une brute dépourvue de toute espèce de compétence et d’une vulgarité sans exemple, a-t-il pu attirer les suffrages de tant d’électeurs d’outre-Atlantique, et tout particulièrement de la classe ouvrière et des déshérités de la mondialisation, qui se trouvent, socialement, aux antipodes de ce qu’il représente et qui vont payer au prix fort la politique de celui qu’ils auront porté au pouvoir ? Quantité d’autres exemples de ces dernières années pourraient être cités, depuis le bankster et mafieux Berlusconi et Bush junior, le crétin fieffé qui a semé la désolation et la mort dans tout le Moyen-Orient, jusqu’au sultan Erdogan et au rajah Modi, massivement élus malgré leurs crimes, en passant par le bling-bling Sarkozy, nonobstant sa batterie de casseroles et ses valises bourrées de liasses libyennes, Poutine, le tsar hyper-macho de la kleptocratie post-soviétique et le fauteur de guerres d’annexion rampante, Orban et Kaczynski, les autocrates ultra-réactionnaires et liberticides, le négationniste Abe, ou encore, comble de l’horreur, Duterte, le joyeux massacreur de présumés drogués… Ils révèlent qu’une masse d’électeurs ont voté et sont prêts à voter de nouveau pour des politiciens dont l’incompétence, la corruption et les turpitudes en tous genres, quand ce ne sont pas des crimes de droit commun particulièrement barbares2, sont pourtant parfaitement connues et étalées dans les media et sur la place publique, comme s’ils constituaient autant de faire-valoir pour les candidats au pouvoir. Ces votes sont tellement contraires, non seulement à l’éthique espérée des électeurs, mais aussi au bon sens élémentaire et, par-delà le cas des individus, à la mystification que l’on nous vend, à travers le monde, sous le nom de « démocratie », que force est de s’interroger sur les motivations de l’électeur moyen. Non pas celui qui, en toute connaissance de cause, choisit le candidat qui lui semble le plus apte, sinon à défendre un intérêt général bien difficile à cerner, du moins à défendre ses propres valeurs ou ses propres 1 Annotation marginale et manuscrite d’Octave Mirbeau, sur un exemplaire d’Une idylle tragique, de Paul Bourget, p. 193 (collection Jean-Claude Delauney). 2 Le 11 mars 2017, Le Monde titre ainsi un reportage sur les élections dans l’État indien de l’Uttar Pradesh : « En Inde, le crime paie pour les élus ». Et d’expliquer que Mukhtar Ansari, de sa prison, dirige la campagne et en sort toujours vainqueur : « Impliqué dans cinquante-quatre affaires criminelles, dont plusieurs meurtres, il n’a encore jamais été reconnu coupable. “On a beau leur promettre une protection, tous les témoins se rétractent”, confie un policier de Mau. En Inde, les candidats criminels ont le plus de chances de remporter une élection. Et leur nombre ne cesse d’augmenter. Environ 45 % des élus de l’Assemblée d’Uttar Pradesh, en 2012, étaient concernés par des affaires allant du viol à l’enlèvement, en passant par l’extorsion de fonds, contre 10 % en 1984. » intérêts, mais l’électeur moyen, fluctuant et manipulable, dont le comportement semble échapper à toute rationalité, mais dont le vote n’en aboutit pas moins à d’imprévisibles majorités. Tous ces exemples sont récents et nous interpellent aujourd’hui, ébranlant les fondements de ce que, par habitude, aveuglement ou paresse intellectuelle, nous continuons d’appeler « la démocratie », quitte à préciser « représentative », pour bien la distinguer de la démocratie directe, ou d’autres modes démocratiques de délégation. Or, il y a plus d’un siècle, Mirbeau s’interrogeait déjà sur ce mystère du comportement de l’électeur moyen, qui interpelle l’observateur et suscite ses doutes et ses questionnements. Et ce qu’il nous en dit me semble susceptible de nous éclairer encore sur ces phénomènes récurrents, qui nous paraissent si irréductibles à la compréhension rationnelle. Dans son texte le plus massivement diffusé à travers le monde, en toutes sortes de langues, « La Grève des électeurs », publié dans Le Figaro du 28 nocembre 1888, notre libertaire, réfractaire au suffrage abusivement prétendu « universel » – alors que les femmes n’avaient pas encore le droit de vote et devront patienter encore plus d’un demi-siècle pour devenir des citoyennes à part entière –, s’emploie à en montrer l’absurdité en peignant l’électeur comme un « inexprimable imbécile », auquel les candidats, rivalisant de promesses intenables, font avaler n’importe quelles sornettes et qui, « plus bête que les bêtes » et « plus moutonnier que les moutons », se rend de son plein gré et en toute bonne conscience à l’abattoir électoral. En 1888, Mirbeau ne fait pas vraiment de distinction entre l’électeur cultivé et supposé conscient du choix qu’il effectue et les spécimens de paysans – dont il peuple par ailleurs ses contes et ses romans –, qui ne voient pas plus loin que le bout de leur champ et qui, à l’époque, constituent la majorité (silencieuse) de l’électorat. Les uns et les autres pèchent par une même incompréhension foncière : en élisant un politicien bourgeois supposé les représenter, ils se choisissent en réalité un maître. Cela s’apparente, à ses yeux, à ce que La Boétie appelait « la servitude volontaire ». C’est ce que Mirbeau, farouchement individualiste et libertaire, refuse absolument, n’y voyant qu’une grossière duperie : « À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus... Qu’est-ce qu’il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Qu’est-ce qu’il espère ? » Pour qu’une démocrate digne de ce nom puisse exister, et donc pour que le pouvoir ne coure plus le risque d’être confisqué au peuple par quelques spécimens d’escrocs de la politique, une condition préalable doit être remplie : encore faut-il que le peuple soit constitué, non pas d’« inexprimables imbéciles », mais de citoyens réellement soucieux de la chose publique et conscients à la fois de leurs droits et de leurs devoirs. Malheureusement, d’après Mirbeau, on est bien loin du compte : certes, l’électeur ne naît pas « imbécile », mais il le devient, inexorablement, car tout est fait pour qu’il soit abruti à tout jamais, au terme de quelques années de ce que, par antiphrase sans doute, on nommait – et on nomme toujours – « éducation ». Pour Mirbeau, au lieu d’éduquer de futurs citoyens, la société bourgeoise, avec la complicité intéressée de l’Église catholique, s’emploie à les décerveler, à tuer l’homme dans l’enfant et à fabriquer de « croupissantes larves », malléables et corvéables à merci. Il ne faut donc pas s’étonner si, au sortir d’une scolarité réduite à un minimum, où l’on sape leur curiosité intellectuelle et leur esprit critique et où ils apprennent avant tout à respecter une autorité sacralisée, les futurs adultes sont fort en peine d’agir en citoyens lucides et responsables. La crétinisation programmée les livre sans défense à tous les prédateurs, qu’ils soient en soutanes ou en redingotes : certes, les Cartouche de la République et les Loyola de l’Église romaine3 constituent des associations de malfaiteurs qui se livrent une impitoyable concurrence, quand il s’agit de se partager les parts de marché du contrôle des âmes ; mais, sur le fond, ils sont bien d’accord entre eux pour que lesdites âmes ne leur fassent surtout pas courir le risque, mortel pour eux, de s’émanciper et de leur échapper… Les ressorts du vote Dans tous les textes, articles, contes et chapitres de romans, où il aborde le thème des élections, Mirbeau nous donne quelques clés pour comprendre le comportement apparemment erratique de ces électeurs ruraux, très généralement sous l’emprise des curés, des notables locaux et de la vieille noblesse en voie de décrépitude. Quel sont, à le lire, les ressorts qui poussent l’électeur moyen à accorder son vote à des individus sans scrupules ni compétences, si ce n’est, bien souvent, celle d’extorquer le maximum d’argent à leurs victimes, présumées consentantes ? Le ressort le plus évident et le plus souvent utilisé est la promesse, qui repose sur l’espérance et qui n’engage que ceux qui ont la naïveté d’y croire : Or, il arrive que ce sont les uploads/Politique/ pierre-michel-d-x27-octave-mirbeau-a-donald-trump-modeste-contribution-a-la-comprehension-de-l-x27-electeur-moyen.pdf

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