Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement su

Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public Miracle, volonté et imagination : la mutation scolastique (1270- 1320) Monsieur Alain Boureau Citer ce document / Cite this document : Boureau Alain. Miracle, volonté et imagination : la mutation scolastique (1270-1320). In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 25ᵉ congrès, Orléans, 1994. Miracles , prodiges et merveilles au Moyen Age. pp. 159-172; doi : https://doi.org/10.3406/shmes.1994.1656 https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1995_act_25_1_1656 Fichier pdf généré le 31/03/2018 Alain BOUREAU MIRACLE, VOLONTÉ ET IMAGINATION : LA MUTATION SCOLASTIQUE (1270-1320) A la fin du XIIIe siècle, s'élabore une nouvelle conception du miracle par l'effet d'une vive confrontation entre le miraculeux et le naturel, qui aboutit à une réduction du champ des mirabilia, désormais mieux partagées entre nature et surnature. Cette constatation ne saurait surprendre, tant les progrès de la science scolastique poussaient à une application des méthodes et explications naturalistes au domaine du miracle. Pourtant, on aurait tort de conclure à une simple occurrence du processus général de laïcisation des mentalités et des savoirs. Je voudrais soutenir la thèse que les nouvelles orientations spirituelles à l'oeuvre dans les milieux néo-augustiniens et mystiques ont largement contribué à ce nouveau découpage des faits extraordinaires, qui ne tend nullement à diminuer la quantité ni la qualité des faits miraculeux. C'est pourquoi je délaisserai les théorisations thomistes du miracle, dont la modération ne permet guère de saisir les enjeux des débats, au profit des controverses concrètes, telles qu'on les trouve dans la littérature quodlibétique, genre fécond en discussions ouvertes et libres. Après avoir présenté les indices généraux de la mutation scolastique et mystique, je m'attacherai à un cas particulièrement riche, celui de l'interprétation des stigmates de saint François, avant de lancer quelques hypothèses sur la genèse des changements observés. 1. Une nature miraculeuse et des miracles naturels Le caractère le plus immédiat des nouvelles conceptions du miracle au XIIIe siècle paraît tenir à la critique rationaliste de la crédulité qui attribue des faits 160 Alain BOUREAU inexpliqués à une intervention divine, qu'ils relèvent du miracle proprement dit (liés aux vertus d'un saint) ou du prodige (avertissement providentiel). De nombreux indices confirment le développement d'une critique rationaliste : les critères d'authenticité miraculeuse requis dans les procès de canonisation deviennent fort sévères ; le détail des articles interrogatoires et les techniques d'interprétation des réponses montrent clairement que les commissions pontificales privilégient systématiquement les explications humaines ou naturelles 1. On connaît bien les raisons qui poussent à l'abandon de l'ordalie, sanctionnées par le concile deLatranIV2. Pourtant, l'Eglise n'a pas attendu le retour de la science aristotélicienne ni l'éclosion du rationalisme thomiste pour se livrer à une critique serrée de la causalité miraculeuse. Les épîtres de Paul faisaient déjà de la discrétion des esprits un charisme essentiel : distinguer les esprits conduisait à rejeter les faux miracles créés par le démon ou par les impies. L'évhémérisme, qui consiste à rechercher derrière les faits surnaturels une construction humaine, mêlant la supercherie et la crédulité, a fait constamment partie de l'arsenal critique de l'Eglise, de Sulpice Sévère à Guilbert de Nogent. Enfin, la conception augustinienne de l'historicité du salut avait introduit l'idée d'une raréfaction du miracle, interprétée soit comme signe d'un refroidissement de la charité humaine nécessaire à l'accueil des vertus thaumaturgiques, soit comme la conséquence d'une installation forte du christianisme, requérant des formes moins spectaculaires d'enseignement divin. Le miracle, certes, poursuivait une carrière vigoureuse dans l'hagiographie médiévale, mais l'Eglise s'était construit une doctrine critique et la science nouvelle du XIIIe siècle n'a fait que donner une précision accrue à une attitude fort ancienne. Ce n'est donc pas de ce côté qu'il convient de chercher de nouvelles conceptions du miracle. Par ailleurs, la naturalisation du miracle du XIIIe siècle porte moins sur la question de l'authenticité que sur celle du processus lui-même et des sources intermédiaires entre la divinité et la nature ; il s'agit, en somme, d'un changement d'échelle : dans le miracle produit par l'intermédiaire d'un saint, on observe plus attentivement le passage du flux miraculeux dans des canaux spécifiques, chris- tiques, angéliques ou humains. Certes, cette attention doit se rapporter à l'émergence d'une anthropologie nouvelle, mais elle est à l'oeuvre dans les milieux les moins disposés à accorder une large autonomie aux fonctionnements autonomes de la nature.. Chez les néo-augustiniens, la nature humaine, qui coopère au mi- 1 . Voir A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Age d'après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Paris, De Boccard, 1981 (Bibliothèque des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome, 241), rééd. 1987. 2. R. Bartlett, Trial by Fire and Water. The Medieval Judicial Ordeal, Oxford, Clarendon Press, 1986. MIRACLE, VOLONTÉ ET IMAGINATION 161 racle, se distingue radicalement des mécanismes purement terrestres. La physiologie du miracle renvoie alors à la nature spirituelle de l'homme. En effet, le trait le plus nouveau du miracle, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, réside dans une permutation de pertinences ; à la possible naturalisation du miracle par l'appel à la physique ou à la physiologie, correspond un effort pour faire apparaître le caractère surnaturel de certains processus considérés comme naturels. J'en prendrai un seul exemple : dans les années 1270-1280, certains docteurs éminents, d'inspiration néo-augustinienne, comme Matthieu d'Aquasparta, Henri de Gand, et Richard de Middleton posent la question de la naturalité de la mort du Christ 3. Il s'agit là d'une question radicalement nouvelle, totalement absente de la tradition patristique et de l'oeuvre de saint Thomas, d'Alexandre de Halès ou de saint Bonaventure. J'examinerai la réponse la plus complète, celle de Matthieu d'Aquasparta dans sa question Utrum mors Christi miraculosa fuerit an naturalis. Dans un premier temps, Matthieu donne les arguments qui militent en faveur de la naturalité de cette mort. Viennent d'abord les autorités évangéliques qui usent des verbes passifs interfici, occidi, signifiant « mourir par une passion infligée par la violence ». A la violence naturelle — produite par les hommes dans leur comportement propre — , on opposerait en vain la « volonté du mourant », qui constituerait par elle-même le miracle, puisqu'il s'agit de la mort du Christ-Dieu. Augustin et Anselme confortent ces autorités essentielles. Après ces autorités, le parti « naturaliste » fournit des raisons : 1) le Christ décidant de mourir serait homicide de lui-même ; 2) « le Verbe a assumé une nature dotée de la nécessité de mourir » ; 3) l'acceptation de la mort commune est un exemple d'humilité ; 4) « la mort du Christ fut méritoire en vue de notre salut ». Matthieu d'Aquasparta donne alors le point de vue d'« autres savants » qui répondent à ces arguments en citant les autorités scripturaires et patristiques qui manifestent que Jésus a volontairement et activement remis son âme au Père. Trois raisons soutiennent ces autorités : 1) le Christ ne meurt pas par l'effet d'un affaiblissement ou d'une passion (c'est-à-dire d'un processus subi), puisqu'il a prononcé des paroles fortement articulées au moment de mourir : damans voce magna, emisit spiritum (Matth. 27, 50). L'émission contemporaine de de voix et du souffle vital constitue bien un acte dont le caractère volontaire est confirmé par le contenu de la parole donné par Luc (23, 46) : In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum ; 2) l'accélaration de cette mort, qui fait que les soldats ne preuvent procéder à la phase ultime du supplice en brisant les cuisses du 3. Matthieu d'Aquasparta, Question Utrum mors Christi miraculosa fuerit an naturalis, éd. dans les Quaestiones disputatae selectae, t. n, Quaestiones de Christo, Quaracchi, 1914, p. 211- 223. Richard de Middleton, In Librum III Sententiarum, dist. 16, qu. 4, Venise, 1509, p. 55. Henri de Gand, Quodlibet, m, qu. 8. 162 Alain BOUREAU crucifié, relève du miracle. 3) Le miracle de la mort se justifie, dans l'économie du salut, par la manifestation de la puissance divine. Matthieu d'Aquastarta, en réfutant ensuite les quatre arguments du parti « naturaliste », semble accorder plus de poids à la thèse du miracle. Mais, en cette matière nouvelle, il refuse de s'engager : « Tels sont les modes d'explication de ces savants. Que chacun, sans préjuger d'aucune opinion, choisisse celle qui lui convient sans oser affirmer catagoriquement ». Peut-être le docteur franciscain se rallie-t-il à une troisième voie, toute de compromis, qui combine les deux opinions précédentes : « la mort du Christ fut en partie naturelle et en partie miraculeuse ». Cette opinion nous intéresse particulièrement précisément parce qu'elle propose un modèle d'articulation entre la nature et le miracle : en la personne du Christ, « les vertus inférieures, par lesquelles l'âme donne au corps sa force végétative et vitale, obéissaient totalement à la raison selon l'injonction du Verbe et lui étaient entièrement soumises, de sorte que la raison, en vertu du Verbe qui lui était uni, avait la capacité d'accroître et de réduire le flux de la vie, du sens et du mouvement dans le corps. Donc quand elle le voulut, elle l'accrut ; quand elle le voulut, elle le réduisit uploads/Religion/ boureau-alain-miracle-volonte-et-imagination-la-mutation-scolastique-1270-1320.pdf

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  • Publié le Jan 29, 2021
  • Catégorie Religion
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