1 Ibn ‘Abbâd, modèle de la Shâdhiliyya Kenneth Honerkamp Depuis le XIVe siècle,

1 Ibn ‘Abbâd, modèle de la Shâdhiliyya Kenneth Honerkamp Depuis le XIVe siècle, Mahammad Ibn ‘Abbâd (m. 793/1390) 1 est bien connu des mystiques musulmans par ses œuvres : le Sharh al-hikam (appelé encore al-Tanbîh), commentaire des Hikam 2 d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, et les deux collections de lettres de direction spirituelle, al-Rasâ’il al-sughrâ et al-kubrâ. En Occident, les œuvres d’Ibn ‘Abbâd ont attiré l’intérêt des chercheurs depuis plus d’un demi-siècle. Par ses fonctions de savant, de maître spirituel et de « conseiller du prince », il a été perçu par ceux qui l’ont étudié comme un érudit andalou, un juriste malékite, un représentant de la voie shâdhilî et un directeur de conscience dans sa communauté 3. Ses œuvres constituent un document témoignant de façon vivante des enseignements de base, des attitudes intérieures et extérieures de cette voie. Son exemple, transmis par sa correspondance personnelle, permet également de comprendre comment ces principes forgent, par un processus de transformation, l’aspirant : la Shâdhiliyya est une voie fondée d’une part sur la conformité à la Loi (Sharî‘a), et d’autre part sur les convenances spirituelles (adab al-tarîqa). Par sa personnalité et ses œuvres, Ibn ‘Abbâd illustre donc l’unité profonde et l’interaction des deux pôles de l’enseignement de l’école shâdhilite. Ce qui suit a pour but de traiter de l’influence qu’Ibn ‘Abbâd a exercée sur la formation spirituelle des générations qui ont suivi. Une influence qui s’est exercée, d’une part à travers ses œuvres – comme un ensemble cohérent de critères à la fois théoriques et pratiques – et d’autre part par son exemple, fondé sur un équilibre entre la voie d’intériorité et la Loi. Cette influence jouera un rôle particulièrement important sur deux cercles de savants musulmans, les juristes (‘ulamâ’) et les soufis (mutassawifa). Les œuvres d’Ibn ‘Abbâd ont tout d’abord marqué la tarîqa Shâdhiliyya elle-même. Elles n’ont pas seulement éclairé les écrits d’Ibn ‘Atâ’ Allâh, l’initiateur de la tradition écrite de la tarîqa, elles ont joué aussi un rôle important dans la définition des principes de la Voie, au Maroc, en Andalousie et dans le monde musulman oriental. Elles ont trouvé par ailleurs un écho dans le milieu des ‘ulamâ’ en général. Comme al-Ghazâlî l’avait fait avant lui avec l'Ihyâ', 1 Son nom complet est Mahammad b. Ibrâhîm b. ‘Abd-Allâh b. Mâlik b. Ibrâhîm b. Muhammad b. ‘Abbâd al- Nafzî al-Rundî (cf. A. B. al-Tumbuktî, 1989, p. 472). 2 Sur cet ouvrage, voir P. Nwyia, 1972. 3 La Fahrasa de Yahyâ al-Sarrâj est la première source d’information que nous possédions puisqu’elle date de l’époque d’Ibn ‘Abbâd. Pour d'autres sources en arabe, voir Nayl al-ibtihâj, p. 472-476 ; Ibn al- Qâdî, 1973, I, 315 ; M. al-Kattânî, 1896, II, 133-142. Voir aussi P. Nwyia (1961, p. 2-27) où l'auteur a étudié en détail les sources arabes en suivant leur ordre chronologique. Pour les références complètes des études contemporaines, on se reportera à P. Nwyia, 1961, p. 28-41, et aussi J. Renard, 1986, p. 1-54. 2 Ibn ‘Abbâd a contribué à l’intégration du soufisme, comme sujet d’étude, dans les sciences islamiques. Nous traiterons donc de ces influences en deux parties : la place d’Ibn ‘Abbâd dans la tarîqa Shâdhiliyya, et dans les sciences islamiques. Son influence dans la Shâdhiliyya De son vivant déjà, Ibn ‘Abbâd a été regardé comme un exemple et un représentant majeur de la voie shâdhilite. Nous pensons pourtant que l’accent n’a pas été assez mis sur son rôle dans la formation de ce qui est devenu la tarîqa Shâdhiliyya et sa doctrine. Dans des études récentes, plusieurs chercheurs ont souligné ce rôle. Taftazânî, par exemple, attire notre attention sur le rôle qu’Ibn ‘Abbâd a eu dans la préservation de l’héritage de la confrérie elle-même : « Ni al-Shâdhilî ni son disciple al-Mursî n’ont laissé d’œuvres sur le tasawwuf… Le mérite d’avoir préservé l’héritage de la tarîqa revient à deux personnes : Ibn ‘Atâ’ Allâh al-Iskandarî, et Ibn ‘Abbâd avec le Commentaire des Hikam dans lequel il développe les concepts de la Shâdhiliyya comme personne ne l’avait fait auparavant. Il suscita, avec ce commentaire et ses autres œuvres, la propagation des concepts de la voie shâdhilite au Maroc et en Andalousie. Il a joué un rôle de premier plan dans le développement de la tarîqa dans cette région et dans la préservation de son héritage spirituel pour tous les Shâdhilis qui vinrent après lui 4 ». Muhammad al-Mannûnî corrobore ces deux aspects de l’influence d’Ibn ‘Abbâd : « Ibn ‘Abbâd fut un instrument dans la propagation de la Shâdhiliyya au Maroc, car il explicitait sa doctrine 5 ». L’idée qu’Ibn ‘Abbâd a eu un rôle dans la définition de l’école shâdhilite est en accord avec celle de l’un de ses tout premiers disciples, Ibn al-Sakkâk (m. 818/1415) : « Il a plongé dans cette mer profonde puis, ayant acquis l’intelligence de l’ensemble des voies de perfection (turuq al-sulûk), il en a extrait cette tarîqa [la Shâdhiliyya] qui est une perle unique 6 ». Ibn al-Sakkâk laisse entendre qu’Ibn ‘Abbâd a sorti la tarîqa de l’anonymat au Maghreb et l’a fait connaître comme une voie spirituelle, grâce à ses œuvres, ses enseignements et l’exemple de sa propre vie. Dans son Kitâb al- Asâlîb, Ibn al-Sakkâk parle explicitement de ce rôle lorsqu’il compare Ibn ‘Abbâd à Ibn Rushd (m. 520/1127), appelé parfois « le second Mâlik » parce qu’il avait rénové le rite 4 Taftazânî, Ibn ‘Abbâd wa tasawwafuhu, Le Caire, 1958, p. 233. 5 M. al-Mannûnî, Waraqât ‘an hadârat al-marînîyîn, 2e éd., Rabat, 1996, p. 411. 6 Ibn al-Sakkâk, Kitâb istinzâl al-latâ’if al-ridwânîya bi-sharh al-qasîda al-mahamdiyya de ‘Alî Wafâ (m. 807/1404), Ms. Escurial, 384, fol. 3; cité par P. Nwyia, 1961, p. 63. 3 malékite et lui avait donné un nouvel élan 7. Ibn al-Sakkâk présente ainsi l’influence et la méthodologie d’Ibn ‘Abbâd dans le cadre de la Shâdhiliyya : « Ses écrits étaient groupés en Lettres, dont le fil conducteur (madâruhâ) était de guider le lecteur sur la voie de l’abandon de la force propre et du renoncement. De ces lettres émane le parfum des grands maîtres de la Voie (anfâs al-akâbir). Par la perfection de son comportement dans la voie shâdhilite, par l’élaboration doctrinale qu'il lui donna, par l'habilité avec laquelle il facilita l'accès au domaine spirituel grâce à l’emploi d’exemples simples et d'expressions courantes, il ressembla au faqîh l'imâm Ibn Rushd. En effet, de même que celui-ci avait rendu accessible le rite malékite comme personne ne l’avait fait auparavant, de même Ibn ‘Abbâd fut le premier à rendre les principes (haqâ’iq) de la Shâdhiliyya accessibles 8 ». Ahmad Zarrûq al-Burnûsî (m. 899/1494) 9 naquit à Fès, environ cinquante ans après la mort d’Ibn ‘Abbâd. Il fut « l’héritier de la génération qui suivit immédiatement Ibn ‘Abbâd 10 ». À Fès, il vécut dans une ambiance où Ibn ‘Abbâd était vénéré comme un exemple à imiter. Zarrûq fut aussi un juriste (faqîh) par formation et par tempérament, il hérita donc aussi sous ce rapport de la pensée d’Ibn ‘Abbâd. Zarrûq avait la plus haute estime pour Ibn ‘Abbâd ; il le cite souvent sans ses œuvres 11, et place celles-ci parmi les œuvres classiques du soufisme. Comme Ibn al-Sakkâk, il considérait Ibn ‘Abbâd comme la personne qui avait défini et fait mieux comprendre les doctrines de la Shâdhiliyya. « La tarîqa Shâdhiliyya, écrit-il, a été formulée (tahrîr) dans les livres d’Ibn ‘Atâ Allâh, et la substance de son enseignement (zubda) se trouve dans les Rasâ’il d’Ibn ‘Abbâd et dans son Commentaire 12 ». Zarrûq passa une grande partie de sa vie à composer des commentaires sur les Hikam d’Ibn ‘Atâ’ Allâh ; dans chacune de ces « sagesses », il consacre une partie de l’introduction à Ibn ‘Abbâd et à son propre commentaire. Comme Nwyia l’a fait remarquer, on sent « qu’Ibn ‘Abbâd était pour Zarrûq ce qu’Ibn ‘Atâ Allâh fut pour Ibn ‘Abbâd 13 ». 7 Muhammad b. Ahmad b. Rushd Abû Walîd (m. 520/1126) : il s’agit de l’aïeul d’Averroès. Il a vécu et est mort à Cordoue et fut parmi les juristes malékites les plus fameux ; cf. Ibn al-Qâdî, 1973, p. 254-255, et les références qui y sont citées. 8 Ibn al-Sakkâk, Kitâb al-Asâlîb, ms. E. 384, fol. 108v. 9 Sur lui, cf. Ibn al-Qâdî, 1973, p. 128-131 et les références qui y sont citées ; P. Nwyia, 1961, p. 22-25 ; A. Khushaim, 1976, et l'article de S. Kugle dans le présent volume. 10 P. Nwyia, 1961, p. 1. Ce fut Zarrûq qui ramena la chaîne initiatique shâdhilite au Maroc, lorsqu'il revint à Fès en 879/1474-1475. Zarrûq fut donc un représentant majeur de la voie shâdhilite de son temps (A. Khushaim, 1976, p. 17-25). 11 Voir A. Zarrûq, 1998, p. 395, 402, 417, 421 ; Id., 1992, p. 25, 37, 46, 51, 57, 94, 103. 12 A. Zarrûq, 1998, p. 432. 13 P. Nwyia, 1961, p. 24. 4 Zarrûq était un faqîh, et avait une forte tendance à créer des systèmes de pensée cohérents sur la base de principes généraux 14. Poursuivant la tradition d’Ibn ‘Abbâd, uploads/Religion/ ibn-abbad.pdf

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  • Publié le Jul 01, 2021
  • Catégorie Religion
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