Jonathan Crary (2014, 15 en España) 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil R
Jonathan Crary (2014, 15 en España) 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil REMERCIEMENTS Je suis particulièrement reconnaissant à Sebastian Budgen pour son soutien dans ce projet et pour ses suggestions précieuses. J’ai eu la chance de pouvoir présenter certaines parties de ce travail sous forme de conférences. Je voudrais remercier Jorge Ribalta, Carles Guerra et le musée d’Art contemporain de Barcelone de m’avoir fourni la première occasion de présenter une partie du contenu de ce livre. Ma reconnaissance va également à Ron Clark et aux participants au programme d’étude indépendant du Whitney Museum pour leurs réactions stimulantes lors des séances de mon séminaire. D’autres généreuses invitations à venir présenter mon travail ont émané de Hal Foster, Stefan Andriopoulos, Brian Larkin, Lorenz Engell, Bernhard Siegert, Anne Bonney, David Levi Strauss, Serge Guilbaut et des étudiants des Beaux-Arts de l’université de British Columbia. Merci aussi pour l’aide que m’ont apportée de mille manières Stephanie O’Rourke, Siddhartha Lokanandi, Alice Attie, Kent Jones, Molly Nesbit, Harold Veeser, Chia-Ling Lee, Jesper Olsson, Cecilia Grönberg, et feu Lewis Cole. Je suis redevable à mes fils, Chris et Owen, pour tout ce qu’ils m’ont appris. Ce livre est dédié à mon épouse Suzanne. Ou alors nous faisons du jour un épouvantail, Et de notre monde commun un fouillis sans fin. W. H. Auden CHAPITRE 1 Quiconque a vécu sur la côte ouest, en Amérique du Nord, le sait sans doute : des centaines d’espèces d’oiseaux migrateurs s’envolent tous les ans à la même saison pour parcourir, du nord au sud et du sud au nord, des distances d’amplitude variable le long de ce plateau continental. L’une de ces espèces est le bruant à gorge blanche. L’automne, le trajet de ces oiseaux les mène de l’Alaska jusqu’au Nord du Mexique, d’où ils reviennent chaque printemps. À la différence de la plupart de ses congénères, cette variété de bruant possède la capacité très inhabituelle de pouvoir rester éveillée jusqu’à sept jours d’affilée en période de migration. Ce comportement saisonnier leur permet de voler ou de naviguer de nuit et de se mettre en quête de nourriture la journée sans prendre de repos. Ces cinq dernières années, aux États-Unis, le département de la Défense a alloué d’importantes sommes à l’étude de ces créatures. Des chercheurs de différentes universités, en particulier à Madison, dans le Wisconsin, ont bénéficié de financements publics conséquents afin d’étudier l’activité cérébrale de ces volatiles lors de leurs longues périodes de privation de sommeil, dans l’idée d’obtenir des connaissances transférables aux êtres humains. On voudrait des gens capables de se passer de sommeil et de rester productifs et efficaces. Le but, en bref, est de créer un soldat qui ne dorme pas. L’étude du bruant à gorge blanche n’est qu’une toute petite partie d’un projet plus vaste visant à s’assurer la maîtrise, au moins partielle, du sommeil humain. À l’initiative de l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense du Pentagone (DARPA), des scientifiques mènent aujourd’hui, dans plusieurs laboratoires, des études expérimentales sur les techniques de l’insomnie, dont des essais sur des substances neurochimiques, la thérapie génique et la stimulation magnétique transcrânienne. L’objectif à court terme est d’élaborer des méthodes permettant à un combattant de rester opérationnel sans dormir sur une période de sept jours minimum, avec l’idée, à plus long terme, de pouvoir doubler ce laps de temps tout en conservant des niveaux élevés de performances physiques et mentales. Jusqu’ici, les moyens dont on disposait pour produire des états d’insomnie se sont toujours accompagnés de déficits cognitifs et psychiques indésirables (un niveau de vigilance réduit, par exemple). Ce fut le cas avec l’utilisation généralisée des amphétamines dans la plupart des guerres du XXe siècle, et, plus récemment, avec des médicaments tels que le Provigil. Sauf qu’il ne s’agit plus ici, pour la recherche scientifique, de découvrir des façons de stimuler l’éveil, mais plutôt de réduire le besoin corporel de sommeil. Depuis plus de deux décennies, la logique stratégique de la planification militaire américaine tend à éliminer la part dévolue aux individus vivants dans la chaîne de commandement, du contrôle et de l’exécution. Des milliards ont été dépensés afin de développer des systèmes de ciblage et d’assassinat robotiques ou télécommandés, avec les résultats consternants que l’on sait au Pakistan, en Afghanistan et ailleurs. Malgré les prétentions extravagantes qui fondent ces nouveaux paradigmes stratégiques et malgré l’insistance que mettent les analystes militaires à déprécier l’agent humain comme étant le « maillon faible » de ces systèmes opérationnels de pointe, le besoin, pour ces mêmes militaires, de disposer de grandes armées humaines n’est pas près de se tarir dans un futur proche. La recherche sur l’insomnie apparaît comme un élément parmi d’autres pour obtenir des soldats dont les capacités physiques se rapprocheraient davantage des fonctionnalités d’appareils et de réseaux non humains. À l’heure actuelle, le complexe militaro- scientifique investit massivement dans le développement de formes de « cognition augmentée » censées améliorer tout un ensemble d’interactions homme-machine. Dans le même temps, les militaires financent également d’autres secteurs de la recherche sur le cerveau, y compris le développement de drogues « antipeur ». Dans les cas où il ne sera pas possible d’utiliser des drones armés de missiles, on aura besoin d’escadrons de la mort, de commandos sans peur et sans sommeil pour des missions à durée indéterminée. C’est dans cette perspective que l’on a cherché à étudier les bruants à gorge blanche, en les coupant des rythmes saisonniers qui sont les leurs dans l’environnement de la côte pacifique : à terme, il s’agit d’imposer au corps humain un mode de fonctionnement machinique, aussi bien en termes de durée que d’efficacité. Comme l’histoire l’a montré, des innovations nées dans la guerre tendent nécessairement ensuite à être transposées à une sphère sociale plus large : le soldat sans sommeil apparaît ainsi comme le précurseur du travailleur ou du consommateur sans sommeil. Les produits « sans sommeil », promus agressivement par les firmes pharmaceutiques, commenceraient par être présentés comme une simple option de mode de vie, avant de devenir, in fine, pour beaucoup, une nécessité. Des marchés actifs 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, des infrastructures globales permettant de travailler et de consommer en continu – cela ne date pas d’hier ; mais c’est à présent le sujet humain lui-même qu’il s’agit de faire coïncider de façon beaucoup plus intensive avec de tels impératifs. À la fin des années 1990, un consortium russo-européen annonça son intention de construire et de lancer des satellites capables de capter la lumière du soleil pour la rediriger vers la terre. On prévoyait de mettre en orbite une chaîne de satellites, synchronisés avec le soleil à une altitude de 1 700 kilomètres, chacun équipé de réflecteurs paraboliques dépliables, aussi fins que du papier. Une fois pleinement déployé, chaque satellite-miroir aurait pu, avec ses deux cents mètres d’envergure, éclairer une zone de vingt-cinq kilomètres carrés sur terre, avec une luminosité presque cent fois supérieure à la clarté de la lune. Au départ, le but de ce projet était d’éclairer des zones géographiques reculées qui, en Sibérie et à l’Ouest de la Russie, connaissent de longues nuits polaires, ceci afin de permettre l’exploitation industrielle continue de leurs ressources naturelles. Mais, par la suite, la firme revit ses ambitions à la hausse : le plan était aussi de fournir un éclairage nocturne à des zones urbaines tout entières. Arguant que cela réduirait les coûts d’éclairage électrique, l’entreprise adopta le slogan publicitaire suivant : « La lumière du jour, toute la nuit. » Très vite, ce fut un tollé de protestations. Les astronomes s’alarmèrent des effets néfastes pour l’observation de l’espace depuis la terre. Les scientifiques et les écologistes pointèrent les conséquences physiologiques nocives qui s’ensuivraient, autant pour les animaux que pour les êtres humains, sachant que l’absence d’alternance régulière entre le jour et la nuit perturberait de nombreuses régularités métaboliques, à commencer par le sommeil. Le projet se heurta aussi à l’opposition d’organisations culturelles et humanitaires pour lesquelles la nuit devait demeurer un bien commun accessible à toute l’humanité : aucune firme ne pouvait nier le droit fondamental de chacun à se plonger dans l’obscurité de la nuit et à observer les étoiles. Même à supposer qu’il s’agisse là d’un quelconque droit ou privilège, force est de constater que la moitié de la population mondiale en est déjà privée : celle qui vit dans des villes en permanence plongées dans une pénombre de brouillard et d’éclairage électrique à haute intensité. Les partisans du projet répondaient que leur technologie aurait l’avantage de réduire les dépenses d’électricité la nuit, et que, s’il en coûtait le spectacle nocturne du ciel et de l’obscurité, cela n’était pas si cher payé, rapporté à la réduction attendue de la facture énergétique globale. Quoi qu’il en soit, ce genre de projet impossible est la parfaite illustration d’un imaginaire contemporain où l’organisation d’un état d’éclairage permanent est inséparable d’un processus d’échange et de circulation non-stop à l’échelle globale. Dans ses excès tout entrepreneuriaux, ce projet est l’expression hyperbolique d’une intolérance institutionnelle à l’encontre uploads/Science et Technologie/ jonathan-crary-24-7.pdf
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- Publié le Jul 04, 2021
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