L’épreuve du savoir Propositions pour une écologie du diagnostic Katrin Solhdju

L’épreuve du savoir Propositions pour une écologie du diagnostic Katrin Solhdju (Traduit de l’allemand par Anne Le Goff) L’épreuve du savoir Propositions pour une écologie du diagnostic Katrin Solhdju (Traduit de l’allemand par Anne Le Goff) Les Éditions Dingdingdong sont diffusées et distribuées par les Presses du réel. www.lespressesdureel.com Premier tirage, juillet 2015. © Katrin Solhdju/Dingdingdong, juillet 2015. www.dingdingdong.org contact : contact@dingdingdong.org Introduction Avant et après La vérité d’une idée n’est pas une propriété stable qui lui serait inhérente. La vérité vient à l’idée. Celle-ci devient vraie, les événements la rendent vraie. Sa vérité est en fait un événement, un processus : le processus qui consiste à se vérifier elle-même, qui consiste en une véri-fication. William James1 Les diagnostics médicaux transforment la personne qu’ils concernent, scindant sa vie en un avant et un après. Ils révèlent de manière dramatique l’enchevêtrement impitoyable de la vie biologique de l’organisme (zôè) et de la vie tout court (bios). Quand la première est en danger, c’est la personne elle-même, et tout le cours de sa vie, qui se trouvent bouleversés. Or, la grande 1 William James, Le Pragmatisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser, trad. fr. Nathalie Ferron, Paris, Flammarion, 2007, p. 226. 7 8 9 L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU comme art curatif contre ces maladies qu’elle diagnostique. L’impuissance thérapeutique qu’implique une telle incapacité d’agir entraîne, tant chez les médecins que chez les patient-e-s et leurs proches, un profond désarroi, voire de la sidération. Il est rare que les principaux intéressés se l’avouent les uns aux autres, ce qui a pour conséquence que, bien trop souvent, un médecin impuissant confronte son patient non moins impuissant à des informations extrêmement perturbantes sur son corps et donc sur sa vie présente et future, sans parvenir à formuler de proposition constructive pour l’après-diagnostic. Un tel diagnostic n’est pas simplement in-formatif, il est trans-formateur, il transforme chacun des acteurs impliqués, mais aussi leurs relations. Dans certains cas, il peut néanmoins procurer un soulagement : lorsque tels ou tels symptômes douloureux, après une longue recherche infructueuse de leurs causes, reçoivent enfin un nom. Le diagnostic met alors fin à une incertitude souvent plus insupportable que la certitude de souffrir d’une maladie grave ou, du côté médical, à la recherche désespérée d’un diagnostic juste. Dans d’autres difficulté des situations de diagnostic vient de ce qu’elles imposent de traduire un savoir factuel et objectif, qui résulte d’une procédure scientifique portant, par exemple, sur le statut génétique d’un organisme vivant, en une annonce faite à quelqu’un. Dès lors, elles recèlent une puissance pour ainsi dire « sauvage » ou indomptée de transformer la personne dans tous ses aspects. Quand les actes de diagnostic ont ce pouvoir de mettre radicalement en question l’existence de ceux qui s’y soumettent, il devient nécessaire de développer les outils et techniques qui permettront aux personnes impliquées – et je soutiens que cela ne veut pas seulement dire les praticiens, mais aussi les patients eux-mêmes – d’endosser ensemble la responsabilité qui va de pair avec ce pouvoir. Dans le cas de diagnostics qui confrontent la médecine à ses propres limites, la tâche s’avère particulièrement difficile. C’est le cas de certaines maladies qui peuvent être diagnostiquées en soumettant un patient – ou plus exactement son sang, son urine, sa peau, ses membres – à des tests, tandis qu’il n’existe pas encore d’approche thérapeutique à leur opposer. La pratique médicale ne peut alors s’employer 10 11 L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU prétée comme l’un des effets d’une épistémologie inhérente à la médecine moderne, qu’un aperçu de l’histoire permettra de mieux comprendre. Les maladies et leur milieu L’un des drames de la médecine moderne tient à l’enchevêtrement d’élé- ments épistémologiques, éthiques, moraux et juridiques, qui ne cessent de l’astreindre à une stricte séparation entre des faits neutres d’un point de vue scientifique, d’une part, et des valeurs subjectives, extérieures à ces faits, d’autre part. Cette obligation a d’abord été nourrie par la nécessité où s’est trouvée la médecine, dès ses débuts, de s’affirmer comme discipline scientifique, à l’instar de la physique, de la chimie et de la biologie. Elle a ensuite été entretenue par les impératifs d’autonomie et de consentement éclairé, catégories fondamentales de l’éthique et du droit médicaux depuis les années 1960. Certes, ces catégories ont permis aux patient-e-s, enfin reconnu-e-s comme autonomes, de pouvoir refuser les propositions cas cependant, et cela vaut en particulier pour les tests pré symptomatiques que la génétique contemporaine a rendus possibles, le diagnostic, la claire qualification de la maladie pronostiquée, menace de tourner en condamnation, ou plus exactement, comme nous le verrons, en une malédiction qui envahit de manière incontrôlable non seulement le présent et l’avenir de la personne concernée mais bien souvent aussi, rétroactivement, son passé. Dans de tels cas, la médecine peut certes fournir des réponses scientifiques et factuelles, dire si oui ou non la maladie est présente dans tel ou tel organisme et à quel emplacement exact. Mais ses praticiens sont pour la plupart dépourvus de dispositifs adéquats pour annoncer ces diagnostics ; il leur manque les manières de dire et de faire qui seraient à la hauteur de la complexité du savoir qu’ils possèdent et de ce que celui-ci implique. Cette lacune ne peut pas être imputée uniquement à la défaillance de médecins particuliers, à leur manque d’empathie ou à leur maladresse psychologique. Notre hypothèse est que cette incapacité, que l’on observe au cas par cas, doit plutôt être considérée ou inter- 12 13 L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU Malgré cette constatation pertinente quoique désabusée, d’autres pratiques sont apparues ces dernières décennies à l’égard de maladies très diverses. Elles montrent que, pour les médecins comme pour les personnes concernées, les maladies sont des phénomènes qui peuvent se transformer, et qu’il est même possible d’avoir une influence réelle sur ce qu’on pourrait appeler leur histoire naturelle, par des connaissances et des techniques autres que scientifiques au sens strict. Ces maladies ont une existence incontestable et douloureuse, mais ce qu’elles sont réellement n’est pas établi une fois pour toutes pour les personnes qui les vivent. Au contraire, leur existence fait sans cesse l’objet de nouvelles expériences et de nouveaux question- nements. Leur(s) vérité(s) se révèle(nt) avoir plusieurs dimensions et dépendre du milieu dans lequel ces phénomènes s’inscrivent. À cet égard, le réseau des Entendeurs de voix donne à réfléchir. Il s’agit d’un réseau associatif de personnes qui ont reçu le diagnostic psychia- trique de schizophrénie. Par la dénomination d’« entendeurs de voix », ces personnes ne se contentent pas de refuser le diagnostic de schizo- phrénie. Elles lui opposent des techniques pour de traitement de leurs médecins, qui en théorie avaient cessé d’être paternalistes – l’autonomie se résumant alors à une espèce de droit de veto purement réactif. Mais cela ne leur a pas pour autant permis d’accéder à la possibilité d’inter- venir dans la réalité de la maladie qui les frappe, telle qu’ils la vivent. L’expertise sur cette expérience est restée l’apanage des médecins. « L’autonomie du patient, loin d’empiéter sur le privilège professionnel, peut en fait venir renforcer l’autorité du médecin : l’autonomie tend à être un droit négatif (une personne a le droit de refuser le traitement) plutôt qu’un droit positif (générale- ment, une personne ne peut pas exiger un traite- ment particulier). […] En effet, les médecins ont intégré le consentement éclairé dans leur pratique comme moyen d’accroître la satisfaction du patient et, de manière peut-être plus importante encore, comme moyen de déplacer la responsabi- lité vers le patient : [l’autonomie et le consente- ment éclairé] offrent une tactique puissante pour lutter contre les procès pour faute médicale2. » 2 Alfred I. T auber, Patient Autonomy and the Ethics of Responsability, Cambridge (MA), MIT Press, 2005, p. 60 (nous traduisons). 14 15 L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU ment clinique. Ils s’inscrivent dans la continuité d’autres initiatives qui concernent par exemple l’autisme ou la surdité-mutité et qui, grâce à un travail de coconstruction avec les usagers, interviennent pour transformer la réalité même de ce qui n’est alors plus considéré comme des maladies – des nuisances à supprimer à tout prix – mais comme des singularités. De tels regroupements d’usagers abritent une véritable expertise, comme le souligne Tobie Nathan qui mène une réflexion depuis une dizaine d’années sur la manière dont ces collectifs mettent à l’épreuve, de manière fondamentale, la médecine et particulièrement la psychiatrie3. Ils montrent que les manières de gérer et de vivre une maladie, sous l’angle clinique, sous l’angle des soins ou sous l’angle que les personnes touchées déterminent elles-mêmes, ne trans- forment pas seulement les représentations que la société peut en avoir, mais engendrent des 3 Voir notamment les actes du colloque La Psychothérapie à l’épreuve de ses usagers, organisé par le centre Georges-Devereux à l’Institut océanographique de Paris, en 2006 : http://www.ethnopsychiatrie.net/textcolloq.htm. trouver des manières constructives de vivre avec les voix qu’elles entendent. Pour transmettre et perfectionner ces techniques, elles ont mis au point un système de formation par les pairs, entre Entendeurs. Ces personnes sont parties de l’observation que, dans la uploads/Sante/ l-x27-epreuve-du-savoir-for-eng-1-pdf 1 .pdf

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  • Publié le Mai 17, 2021
  • Catégorie Health / Santé
  • Langue French
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