Médias sociaux et ethnicité en Afrique Centrale : objectivation culturelle et r
Médias sociaux et ethnicité en Afrique Centrale : objectivation culturelle et réunification Ekang Social media and ethnicity in Central Africa Vassili RIVRON Maître de Conférences CERReV / UCBN En détachement à MADYNES / INRIA 23, avenue d’Italie – 75013 – Paris vassili.rivron@inria.fr RÉSUMÉ. L’usage des médias sociaux par les Africains et les diasporas africaines a mené à la création de « groupes Facebook » identifiés à des groupes ethniques. Ces espaces d’échange communautaire permettent d’observer des modalités originales de préservation de la diversité linguistique et de l’appartenance ethnique. D’un côté nous témoignons un codification de langues qui n’étaient pas habituellement écrites, contribuant à leur usage courant sur les médias sociaux, transmettant des compétences et des héritages littéraires, unifiant et homogénéisant des patrimoines culturels. De l’autre, ces nouveaux registres communicationnels suscitent des changements profonds dans le statut de ces langues et ont mené à rapprocher et repenser les familles linguistiques d’intercompréhension comme un groupe ethnique à part entière. ABSTRACT. The use of social media by Africans and African diasporas have led to the creation of "Facebook groups" identified as ethnic groups. These spaces of community exchanges allow the observation of original modalities of preservation of linguistic diversity mutations in the ethnic belonging. On one hand we are witnessing the encoding of languages that were not usually written, contributing to their current writing use, to the transmission of this competence and literary heritage, to its unification and homogenization. On the other hand, these new communication registers provoke profound changes in the status of these languages and have led to reconcile and rethink the family of mutual understanding languages as an ethnic group in its own. . MOTS-CLÉS : Facebook ; médias sociaux ; ethnicité ; écriture ; patrimoine culturel ; diasporas ; Afrique Centrale ; Cameroun ; Gabon ; Guinée Equatoriale. KEYWORDS: Facebook; social media; ethnicity; writing; cultural heritage; diasporas; Central Africa; Cameroon; Gabon; Equatorial Guinea 2 Nom de l’ouvrage 1. Introduction La diffusion de l’Internet est souvent perçue comme un vecteur d’expansion unilatérale de la langue et des cultures américaines, dominant les contenus médiatiques et culturels, les langues véhiculaires, jusqu’aux langages de programmation (Oustinoff, 2015). A ce titre, différents acteurs, réunis par exemple sous la houlette de l’Internet Society, du programme B@bel ou de l’IFAP (Information For All Program, de l’UNESCO), sensibilisent et organisent des actions pour promouvoir la “diversité linguistique et le multilinguisme dans le cyberespace”. Pourtant, l’hégémonie linguistique due à la genèse même de cette technique de communication, n’a fait que régresser au cours des années 2000, du fait de la forte pénétration de l’Internet en Europe, Chine, Amérique Latine. Le développement de l’Internet mobile (lié aux smartphones) a accentué cette dynamique en rendant Internet accessible à des populations plus démunies (économiquement et en termes d’infrastructures filaires) et potentiellement plus éloignées des grands centres urbains et des sociabilités cosmopolites. Parallèlement, l’essor des pratiques communautaires dans le cadre des médias sociaux suscite par ailleurs l’investissement de langues qui étaient peu représentées jusqu’ici sur le web, y compris des langues dont la graphie elle-même n’est pas codifiée ou stabilisée. C’est à ce cas de figure que nous nous attachons ici, à travers l’éton et ses langues d’intercompréhension, en essayant de comprendre les dynamiques culturelles et politiques qu’elles révèlent ou suscitent. La langue éton, se pratique principalement dans le centre et le Sud du Cameroun, et fait partie des nombreuses langues Bantoues présentes depuis l’Afrique Centrale jusqu’à l’Afrique du Sud. Le Cameroun a deux langues officielles (français et anglais) et l’on y parle plus de 200 autres langues, parmi lesquelles seules certaines sont écrites et enseignées à l’école (en option). La langue éton est parlée par approximativement 250 000 personnes. Si les population concernées sont très largement alphabétisées et exposées aux médias (à travers les langues officielles : anglais et français), l’eton n’a pas à ce jour de grammaire, de syntaxe ou d’orthographe qui soient codifiées, dans le sens solutions graphiques de transcription qui soient homogènes, de règles spécifiques qui soient établies, reconnues et transmises de façon unifiée. Cela ne préjuge évidemment pas de l’existence d’écritures d’autres langue africaines (y compris pré-coloniales ou non- alphabétiques) ni du taux d’alphabétisation des populations concernées. Mais avant l’apparition des médias sociaux, les contextes pour des pratiques scribales de l’éton étaient relativement rares, et les publications en cette langue l’étaient encore plus. Dans un article exploratoire (Rivron, 2012), nous avions décrit une sorte de processus collaboratif par lequel une pratique régulière et publique de l’écriture de cette langue maternelle avaient progressivement vu le jour à partir de 2009, grâce aux médias sociaux et aux forums sur le web. À ce moment-là, différentes études se consacraient déjà à la communication dans les diasporas (cf. dossier « Les migrants connectés », in Réseaux n° 159, 2010/1) et d’autres identifiaient des phénomènes Médias sociaux et ethnicité en Afrique Centrale 3 analogues — parmi les Amazighs d’Afrique du Nord (Azizi, 2010) ou chez les Hmongs de Chine (Mayhoua, 2010), par exemple — montrant comment les ressources du « web 2.0 » pouvaient contribuer à consolider des communautés culturelles et transmettre des ressources culturelles parmi les diasporas. Plus récemment, d’autres études se sont intéressées au multilinguisme, aux langues régionales et à d’autres formes de communautés ethniques, comme les gens du voyage en France (Loiseau, 2015). Depuis cette étude, nous avons donné suite à nos observations participantes sur les médias sociaux, au Cameroun et parmi la diaspora. Des évolutions significatives ont pu être observées dans ce domaine, parmi les groupes culturels issus d’Afrique Centrale. Au fur et à mesure de l’élargissement de la connectivité locale (notamment par la 3G) et de la structuration des mouvements d’affirmation culturelle sur le web, nous avons vu se configurer de nouveaux types de « groupes Facebook » associés à cette région, mais basés désormais sur la revendication d’une définition élargie de l’appartenance culturelle ou ethnique, et réunissant jusqu’à 8000 membres chacun. Entre les deux moments de notre observation, il y a eu un saut d’échelle par lequel les groupes culturels les plus populaires réunissent maintenant plusieurs entités ethniques d’intercompréhension dans une catégorie linguistique unique « Fang- Bulu-Beti » qui dépasse désormais les frontières étatiques entre Cameroun, Gabon et Guinée Equatoriale, principalement. Le déploiement sur les médias sociaux d’une literacy en langue maternelle est associé à un processus de patrimonialisation, c’est à dire à la construction formelle, matérielle, d’un héritage culturel, par le biais d’une concentration, d’une unification et d’une codification d’un capital culturel (Bourdieu : 1994). Cette patrimonialisation illustre l’hypothèse formulée par Renato Ortiz (1995) à propos de la culture brésilienne : « la fixation des traditions s’opère toujours dans un processus de modernisation ». Par fixation des traditions, nous entendons ici objectivation dans le sens de Jack Goody (1979) : la matérialisation de traits culturels par la production de supports facilitent la systématisation, la totalisation et la transmission à distance, dans le temps et l’espace. En actualisant ce raisonnement, à rebours des notions de dématérialisation et de virtualité associés souvent de façon abusive à l’Internet, nous nous appuyons également sur les travaux d’Eric Guichard (2012) qui coordonne des réflexions montrant comment l’informatique et l’Internet sont basés sur l’écriture (depuis le code jusqu’aux contenus) et peuvent être analysés comme des technologies intellectuelles qui ont des effets sociaux importants. Nous prenons ainsi comme base de réflexion le fait que les transferts de contenus linguistiques ou culturels, de l’oral à l’écrit, comme d’un support à l’autre, ne sont jamais neutres sur les formes, les situations et les actes de communication. En l’occurrence, nous observons ici un double transfert : vers l’écrit, la production graphique et audiovisuelle, d’une part, et vers l’informatique connectée de l’autre, donnant lieu tant à de la transmission qu’à de la genèse de nouveaux registres de communication en éton. 4 Nom de l’ouvrage L’approche développée à propos de l’identification ethnique (basée alternativement sur le lignage et les traits culturels), s’articule à une conception non- essentialiste de l’ethnicité telle qu’elle est proposée notamment dans Au cœur de l’ethnie, de Jean-Loup Amselle et Elikia Mbokolo (1999), où les auteurs présentent une compréhension non-statique et polyphonique de la culture et de l’ethnicité : ce sont des constructions relationnelles (les cultures isolées sont une exception, les postures d’énonciation sont hiérarchisées) ; ce sont bien des groupes dynamiques, ancrés dans l’histoire et pas des « sociétés froides » comme l’aurait dit Claude Levi- Strauss ; les catégories et les pratiques culturelles sont polysémiques et contextuelles, les identités des individus sont multiples et souples et ne sont pas appréhendés ici en termes essentialistes... Nous allons donc essayer d'analyser comment la préservation et la transmission des langues par leur codification écrite et les sociabilités électroniques, participent d'une transformation de la façon dont les groupes se pensent et se configurent. 2. Pratiques d’écriture de l’éton dans les médias sociaux : réduction et solutions graphiques En 2009, je fus surpris de découvrir plusieurs tentatives de projection et recomposition de communautés ethniques sur l'un des plus célèbres réseaux sociaux de cooptation sur le web (médias sociaux). Ces pratiques se sont produites dans un contexte où uploads/Societe et culture/ communication-h2ptm-x27-2015-medias-sociaux-ethnicite-afrique-centrale.pdf
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- Publié le Oct 02, 2021
- Catégorie Society and Cultur...
- Langue French
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