1 « CORPS- AME- ESPRIT » OU LA LAMPE DE L’HOMME REBELLE 2 AVANT-PROPOS L’homme
1 « CORPS- AME- ESPRIT » OU LA LAMPE DE L’HOMME REBELLE 2 AVANT-PROPOS L’homme est un animal dont la condition, à la réflexion, peut bien donner le vertige. Capable d’engendrer d’authentiques merveilles sur chaque chemin où il engage sa vie — chemins de la pensée ou de l’action, de la connaissance ou du dévouement, des arts ou des sciences... — il est pourtant, à l’aurore de son existence, d’une pauvreté presque sans limite, d’une indigence quasi absolue. Le fait est que sa propre humanité ne lui appartient même pas. Un enfant élevé par des loups deviendra, autant que le permet sa constitution physique, un loup. Un même enfant élevé par de seules machines dont la fonction se limiterait uniquement à permettre la survie du corps, n’aurait rien d’humain. En vérité, l’homme, afin d’acquérir sa définition humaine et, par delà, son identité individuelle, a impérieusement besoin d’autres hommes, il a infiniment besoin d’autrui. Il est par essence un animal social. Il l’est en ce qu’il reçoit son humanité d’une société qui la lui donne. Celle-ci lui fournit en même temps ces valeurs et ces images sans lesquelles il ne saurait construire ni acquérir sa personnalité. Le caractère psychologiquement vital de cette dépendance est si connu, si évident, qu’il est à peine besoin d’insister à son sujet. Le sens et l’étymologie de mots courants, comme élever ou éduquer, suffisent d’ailleurs, alors qu’on les applique à l’homme, à rappeler cette évidence. En effet, on n’élève jamais que ce qui est « en bas » — ou inexistant, pensons à l’élévation d’un mur. Quant au verbe éduquer, il vient du latin ducere qui signifie dans son sens premier « tirer hors de », ici : tirer hors de l’indifférencié, hors du non-manifesté. Découvrir la nature vitale de cette relation psychologique liant l’homme à sa société, cela est donné à chacun, et très tôt : tout nourrisson, hurlant après la présence de sa mère, explore déjà un premier contour de cette dure réalité. Que cette dépendance soit vitale, cela est donc connu de tous, cela a été vécu par tous. Ce qui reste par contre infiniment moins bien connu — et expérimenté par si peu — est que cette dépendance est, par nature, et non par exception, aussi mortelle que vitale. Je veux dire mortelle, à la manière dont un venin peut être mortel. Une telle affirmation peut heurter : voit-on jamais des hommes réellement, — et normalement, les suicidés faisant ici figures d’exception —, mourir d’être nourris, élevés, enseignés par la société qui les a vu naître ? Non, certainement pas, si on se contente de ce regard superficiel assimilant la mort de l’homme à celle de son corps. Mais alors que l’observateur tend à se libérer de tout préjugé épistémologique, alors que 3 sa pensée devient plus exigeante, son attention plus vive, il voit apparaître que le rapport de l’homme à sa civilisation peut non seulement rendre l’homme malade, mais aussi réellement le tuer. J’entends tuer en lui « quelque chose », ou « quelqu’un », de bien plus essentiel à la définition de son humanité et de son identité que son intelligence ou son propre corps. Qu’on se rassure donc : les termes de l’affirmation ci-dessus, loin de toute emphase et de toute métaphore, sont soigneusement pesés. Mais soyons patient aussi, car comprendre quelle est la nature et la valeur de cet essentiel, qui, en l’homme, peut mourir de son rapport à la société est une tâche difficile et longue. Disons, d’ailleurs, que l’objet et la raison d’être de l’anthropologie fondamentale — cette discipline que ce livre voudrait introduire — n’est autre, dans sa première phase, que de faciliter l’étude et la compréhension de cet essentiel. Mais nous aimerions placer, dès maintenant, cette introduction sous le signe d’une figure emblématique dont la connaissance intéresse grandement l’anthropologie fondamentale. Cette figure est celle de l’« Homme Rebelle » à qui Ernst Jünger, le grand philosophe allemand contemporain(1), a consacré rien de moins qu’un traité entier(2). Quel est donc cet Homme Rebelle ? Les dictionnaires le disent déjà clairement : le rebelle se caractérise par son refus. Il est, par définition l’homme qui dit Non. Pour nous, il sera cet homme qui précisément refuse d’accepter la mort de cet essentiel où se trouve le cœur de son identité profonde. Il est, par exemple, Rimbaud hurlant, dans une formule donnée pour les siècles : « JE est un autre ! »(3). Le Rebelle est un homme qui, pour refuser la mort de ce « JE essentiel », en pressent donc la possible extinction. Il aperçoit aussi le principe d’une telle disparition. Quel est ce principe ? Il convient que nous tentions d’en acquérir une première idée. Tout homme pour exister et s’exprimer dans le monde sécrète une personne. La manière dont cette entité naît et grandit est maintenant bien connue grâce aux travaux de la psychanalyse et de la psychologie contemporaine. Cette entité est une construction psychique. L’ensemble des traits qui la désigne de l’extérieur constitue ce que l’on appelle la personnalité. Subjectivement vécue, ou perçue de l’intérieur, elle n’est autre que le moi. C’est elle qui est désignée par le pronom personnel « je ». Elle est cette image de nous même dans laquelle nous nous glissons chaque matin et qui, chaque soir, s’efface pour laisser place au sommeil. Pour être psychique et refléter des traits appartenant en propre au sujet, cette image n’en est pas moins sociale : elle est en effet totalement dépendante de la société et de la civilisation qui lui permettent de s’ériger. De l’individu, nous pourrions dire qu’elle est sa face existentielle. 4 L’acuité intérieure de l’Homme Rebelle est telle qu’il aperçoit la profondeur de l’abîme séparant son être essentiel, son être réel — même si celui-ci est encore virtuel —, de sa personne, de son « je existentiel ». Certes, il reconnaît la stricte nécessité et l’entière légitimité du recours à cette entité sans laquelle il n’aurait pu commencer à prendre une première conscience de lui-même. Mais il sait qu’à se confondre avec sa propre personne, aussi vivante et attachante soit-elle, il commettrait la même erreur — pourtant impensable ! — que celui ne distinguant pas un peintre de sa peinture, un sculpteur de sa sculpture, un poète de ses poèmes. Autre l’artiste, autre l’œuvre ! Il pressent de plus, d’une manière très vive, que dans cette confusion, s’il y consent, le meilleur de lui-même, l’or de son âme périra. Or, si cet essentiel peut mourir, il ne le peut jamais que parce qu’il est en vie. Il s’agit donc bien d’un être vivant. L’Homme Rebelle, comme nous le disions ci-dessus, sent l’imminence de la mort de son être essentiel, l’imminence de l’étouffement de celui qui, en lui, est la source de son identité réelle, de celui-là seul qui est son JE véritable. Telle est donc l’économie de cette mort dont le Rebelle a une peur farouche. Tout en reconnaissant loyalement la stricte nécessité et la valeur pédagogique — il vaudrait mieux dire : « anagogique » — de la personne qu’il a construite en combinant différentes images proposées par sa propre société, il comprend que s’identifier à cette construction, rester fixé à elle, ne pas la dépasser, ni la transcender équivaut inéluctablement à la mort totale de son être essentiel. Il voit, à l’évidence, que pour vivre, cet être a besoin de vie et qu’à consacrer la totalité de celle qui lui est donnée à nourrir sa personne — laquelle n’est jamais qu’une image de lui et non lui-même — il condamne irrémédiablement son être profond, son « JE véritable » à périr. Si la fonction première d’une civilisation — et donc de la société (des sociétés) en qui elle s’incarne — est bien de permettre un réel accomplissement de l’être humain, chacun conviendra qu’une civilisation équitable se doit de prévenir les individus d’un danger si grave, et aussi de leur enseigner — autant que faire se peut — les moyens de l’éviter. Lorsqu’on remonte le temps, on constate que, sous cet angle, les sociétés antiques étaient des sociétés justes. Elles avertissaient l’individu que la personne construite par lui dans le monde n’est pas l’être réel, mais son seul reflet. Elles montraient aussi que ce reflet recèle un grand piège. Dans la mythologie grecque, le sphinx est là dont les énigmes gravitent autour de la question : « Qui est l’homme ? Qui es-tu ? ». Les oracles aussi sont là, particulièrement celui de Delphes, pour inciter l’homme à dépasser l’évidence de son moi, à chercher ailleurs : « Homme, connais-toi toi- même ! ». Le mythe de Narcisse, si poétique et si clair, avertit l’individu de ce qui arrive lorsqu’il se confond avec sa propre personne. Certes, le processus se déroule dans l’« invisible », mais dans un invisible tout à fait 5 effectif, réel et impitoyable. Tant que Narcisse contemple son reflet dans l’eau, il demeure en vie, mais à l’instant où il se confond avec l’image reflétée et se penche afin de l’embrasser, alors uploads/Societe et culture/ corps-ame-esprit.pdf
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- Publié le Mai 29, 2022
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