6/2/2020 Patrimoine culturel et identité nationale : construction historique d’
6/2/2020 Patrimoine culturel et identité nationale : construction historique d’une notion au Sénégal https://journals.openedition.org/africanistes/4617#text 1/33 Journal des africanistes 85-1/2 | 2015 : Sur les pas de Geneviève Calame-Griaule Études et recherches Patrimoine culturel et identité nationale : construction historique d’une notion au Sénégal Cultural Heritage and National Identity: historical construction of the concept in Senegal Aʆʃʏʃ Dʌʋʉʑ p. 312-357 Résumés Français English Cet article s’inscrit dans une réflexion engagée depuis plusieurs années, dans le cadre de mes travaux académiques, sur le patrimoine (culturel et naturel) et les processus de patrimonialisation au Sénégal. Cette présentation examine la trajectoire du patrimoine culturel dans la construction de l’État sénégalais colonial et post-indépendance. Elle interroge les politiques culturelles étatiques trop souvent déconnectées des réalités vécues par les populations. Il s’agit ici d’essayer de comprendre la dualité dans l’appropriation de patrimoines culturels au Sénégal. La discussion tourne autour des enjeux culturels ou politiques de mises en scène et de normalisation du patrimoine. Elle tente de comprendre les logiques de patrimonialisation par les différentes autorités politiques sénégalaises. Enfin, l’analyse interroge la représentation du patrimoine culturel par les Sénégalais. This article is part of an investigation initiated several years ago, as part of my academic research into Senegal’s cultural and natural heritage and the process of heritagization in Senegal. The paper examines the trajectory of cultural heritage during the construction of the Senegalese State in the colonial and post-independence periods. It questions the government’s cultural policies, which are all too often disconnected from the realities experienced by the population. The aim here is to try to understand the duality in the appropriation of cultural heritage in Senegal. The discussion focuses not only on the cultural or political stake-holders in the staging and legislation of heritage, but also on the logic of heritagization pursued by various Senegalese political authorities. Finally, the analysis looks at the Senegalese people’s representation of the concept of heritage. Entrées d’index 6/2/2020 Patrimoine culturel et identité nationale : construction historique d’une notion au Sénégal https://journals.openedition.org/africanistes/4617#text 2/33 Mots-clés : patrimoine, patrimonialisation, identité, mémoire, histoire, nation Keywords : heritage, heritagization, identity, memory, history, nation Texte intégral Depuis la démolition volontaire des statues bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan en 2001 (par les talibans du mollah Mohamed Omar), la problématique de la préservation du patrimoine culturel ainsi que celle de l’irrédentisme religieux sont des questions qui font l’actualité, et plus particulièrement dans les pays en crise politique comme le Mali, l’Égypte, le Nigéria, la Somalie, le Soudan, la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Pakistan. Les partisans d’un certain irrédentisme religieux instrumentalisent, à leur manière, la question de la préservation du patrimoine culturel – qui est déjà un enjeu international, politique, médiatique, commercial, voire identitaire – au centre des discours, réflexions et débats des médias, des recherches académiques, des instances officielles, des décideurs et faiseurs d’opinion (dirigeants et opposants politiques, assemblée des Nations unies, OTAN, Unesco). Ailleurs, comme au Sénégal, suivant des enjeux socio- économiques, des destructions irréversibles de sites archéologiques et de monuments historiques sont provoquées par des phénomènes d’origine anthropique. Les problèmes de la préservation du patrimoine culturel ainsi que les logiques de repli identitaire, souvent complexes et transversales, paraissent avoir, le plus souvent, des racines dans les mémoires historiques. Les traitements négatifs et défavorables que des individus font subir à des éléments du patrimoine culturel matériel incitent à interroger, brièvement, la notion de patrimoine1. 1 Étymologiquement, le patrimoine est l’ensemble des biens que l’on tient par héritage paternel. Il s’agit, à l’origine, de la propriété transmise de génération en génération : les biens publics, le trésor ou le chef-d’œuvre, les choses rares et somptueuses n’en font alors pas partie. La notion de patrimoine correspond à un legs qu’il convient de préserver et de transmettre. La conservation de témoignages sensibles de cultures anciennes, qualifiés de « monuments historiques », devient un enjeu politique et social en Europe à partir du XVIe siècle (Sinou 2001). Au lendemain de la Révolution française de 1789 et de son cortège de destructions de biens, singulièrement ecclésiastiques et nobiliaires, s’opère une nouvelle conception patrimoniale se référant à l’histoire et aux arts. Ainsi, par-delà leurs propriétaires en titres, certains biens historiques et culturels appartiennent au patrimoine collectif de la nation (Thiesse 2005). Cette forme de patrimonialisation est née d’une prise de conscience de la nécessité de préserver les témoignages du passé, essentiellement matériels et monumentaux, expression du bien commun de la nation et de sa grandeur. Elle se développe en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles, avec une importante évolution de son acception (Thiesse 1998, Desvallées 1998). Le concept de « patrimoine », qui émerge dans un contexte spécifique, est donc lié, à l’origine, à un système culturel très particulier, et ne prétend pas alors à l’universalité. La notion de patrimoine connaît son apogée au courant du XXe siècle. À l’échelle des organismes internationaux2, se forge l’idée de l’existence d’un patrimoine à valeur universelle, dépassant le cadre des nations. 2 Le patrimoine, c’est ce qui constitue le bien matériel ou immatériel dont l’une des caractéristiques est de permettre d’établir un lien entre les générations tant passées que futures. Le patrimoine culturel recouvre des manifestations diverses, tant matérielles (tels les sites et monuments, les paysages culturels, les objets d’art) qu’immatérielles (tels les langues, les savoirs et savoir-faire, les folklores). Le mot « patrimoine », dans son acception récente, réunit un ensemble d’objets naguère désignés séparément (notamment les monuments historiques, les œuvres d’art, les sites, les folklores). Et le mot « patrimoine » qui permet de rassembler des éléments relevant des monuments historiques, de la défense des traditions, de la protection des sites ou du cadre de vie, n’est utilisé que depuis quelques décennies (Desvallées 1998). Le « patrimoine culturel » est une notion relative et complexe de par sa composition et l’usage qui peut en être fait. 3 6/2/2020 Patrimoine culturel et identité nationale : construction historique d’une notion au Sénégal https://journals.openedition.org/africanistes/4617#text 3/33 Conception et exhibitions du patrimoine sénégalais par les autorités coloniales Genèse de la constitution de monuments architecturaux et d’un patrimoine public Le modèle occidental de conception patrimoniale, tel qu’il a pu être projeté au lendemain de la Révolution française, aujourd’hui mondialisé, reste déterminant sur l’acception de la notion de patrimoine telle qu’elle a été développée dans les milieux intellectuels et institutionnels, en dépit d’une prise en compte de plus en plus large des cultures vivantes. Les enjeux actuels (politiques et socioculturels) d’instrumentalisation du patrimoine, lisibles dans les revendications identitaires et l’irrédentisme religieux, paraissent remettre en cause l’universalisation du modèle occidental de patrimonialisation. Dans le cas spécifique du Sénégal, les dynamiques de revendication autonomiste (conflit casamançais) ou de floraison d’associations communautaires concurrentes sont-elles des conséquences des modèles d’intégration nationale et de politiques culturelles ? Quelle place le patrimoine culturel occupe-t-il dans ces logiques de recompositions territoriale, socioculturelle et hégémonique ? Cet article se propose d’explorer en profondeur quelques pans du diptyque : « patrimoine culturel et identité nationale » au Sénégal, susceptible d’éclairer la construction des politiques culturelles étatiques durant les périodes coloniale et postcoloniale, et ses conséquences sur l’« Homo Senegalensis3 » actuel. La discussion tourne, en premier lieu, autour de la constitution d’un patrimoine public et des enjeux de patrimonialisation, dans un contexte de domination coloniale. Le deuxième aspect de la réflexion est axé sur le patrimoine culturel comme enjeu de construction, de développement et d’unité nationale du Sénégal postcolonial. Enfin, on s’interroge sur la représentation du patrimoine culturel par les Sénégalais. 4 La fondation de la colonie du Sénégal4, à partir de 1816, est précédée puis poursuivie5 par la mise en place d’un important dispositif stratégique qui a pour but de faciliter l’exploration profitable du territoire, sa conquête, sa défense et son organisation. Ce dispositif se traduit d’abord par l’édification d’ouvrages de type militaire (tels les forts et fortins, les postes militaires, les tours de guet ou autres ouvrages similaires) et la réappropriation du patrimoine architectural construit pendant la période de la traite atlantique. Les besoins de fonctionnement de la machine coloniale française6 entraînent alors la création d’infrastructures administratives, civiles, industrielles et religieuses (à titre d’exemple, les bâtiments administratifs, écoles, voiries, chemins de fer et gares, hôpitaux, églises et mosquées) – souvent analogues à celles en usage dans la métropole –, notamment dans les zones qui offrent des avantages stratégiques et économiques exploitables (Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque). Ces besoins favorisent aussi l’importation et le développement d’une nouvelle culture, qualifiée de coloniale7. Celle-ci se traduit par l’usage de nouveaux produits, techniques, matériaux, conceptions spatiales ; et par l’adoption d’une nouvelle esthétique et d’un nouvel art (culinaire, vestimentaire, ornemental, musical). L’objectif du colonisateur est de modifier les habitudes profondes des « indigènes8 » et d’essayer de les rapprocher sensiblement de sa conception des normes de vie socioculturelles. 5 Ces éléments nouveaux, importés de l’Europe ou des autres possessions coloniales françaises, se sont imposés dans la colonie du Sénégal. Ils ont progressivement concerné les conceptions et usages de l’espace urbain, les habitudes, les comportements, les modes de vie, l’habillement, la parure, la parfumerie, l’alimentation, l’art. Les nouvelles valeurs coloniales (architecturales, vestimentaires, esthétiques uploads/Societe et culture/ patrimoine-culturel-et-identite-nationale-construction-historique-d-x27-une-notion-au-senegal-imprimir.pdf
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- Publié le Jul 15, 2022
- Catégorie Society and Cultur...
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