POSSIBLES Printemps 2018 83 Culture, pouvoir et résistance : Réflexions sur les

POSSIBLES Printemps 2018 83 Culture, pouvoir et résistance : Réflexions sur les idées d’Amilcar Cabral Par Firoze Manji Amilcar Cabral et Frantz Fanon(1) comptent parmi les plus importants penseurs africains sur la politique de libération et d’émancipation. Alors que la pertinence de la pensée de Fanon a de nouveau émergé, avec des mouvements populaires comme Abahlali base Mjondolo en Afrique du Sud, qui revendique s’être inspiré de ses idées pour ses mobilisations, ainsi que dans les œuvres de Sekyi-Otu, Alice Cherki, Nigel Gibson, Lewis Gordon et d’autres, les idées de Cabral n’ont pas reçu autant d’attention. Cabral a été le fondateur et dirigeant du mouvement de libération de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, le Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC). C’était un révolutionnaire, un humaniste, un poète, un stratège militaire et un écrivain prolifique sur la théorie révolutionnaire, la culture et la libération. Les luttes qu’il a menées contre le colonialisme portugais ont contribué non seulement à l’effondrement de l’empire africain du Portugal, mais aussi à la chute de la dictature fasciste au Portugal et à la révolution portugaise de 1974- 75, événements dont il ne sera pas témoin : il a été assassiné par certains de ses camarades, avec le soutien de la police secrète portugaise, la PIDE, le 20 janvier 1973. Au moment de sa mort, les deux tiers de la Guinée se trouvaient en zones libérées, où se constituaient des structures démocratiques populaires qui formeraient la base de la future société : les femmes avaient un rôle de leadership politique et militaire, la monnaie portugaise fut interdite et remplacée par le troc, la production agricole dédiée aux besoins de la population et nombre d’éléments d’une société fondée sur l’humanité, l’égalité et la justice ont commencé à émerger, de façon organique, à travers le débat populaire et la discussion. La résistance culturelle 84 SECTION I Essais et interludes poétiques a joué un rôle crucial à la fois dans la défaite des Portugais et dans l’établissement des zones libérées. Cabral a compris que l’extension et la domination du capitalisme dépend essentiellement de la déshumanisation du sujet colonial. Et au cœur du processus de déshumanisation se trouve la nécessité de détruire, de modifier ou de refondre la culture du colonisé, car c’est principalement par la culture, « parce que c’est l’Histoire », que les colonisés ont cherché à résister à la domination et à affirmer leur humanité. Pour Cabral, comme pour Fanon, la culture n’est pas un artéfact esthétique, mais une expression de l’Histoire, le fondement de la libération et un moyen de résister à la domination. Au fond, la culture est subversive. La culture comme subversion L’histoire du libéralisme a été l’opposition entre les cultures, ce que Losurdo (2014) appelle les espaces sacrés et profanes. La démocratie de l’espace sacré auquel les Lumières donnèrent naissance dans le Nouveau Monde était, écrit Losurdo, une « démocratie Herrenvolk », une démocratie de supériorité de la race blanche qui refusait de permettre aux Noirs, aux peuples autochtones ou même aux femmes blanches d’être considérés comme des citoyens. On estimait qu’ils appartenaient à l’espace profane occupé par le moins-qu’humain. L’idéologie d’une démocratie basée sur la supériorité de la race blanche se reproduisit alors que le capital colonisait de vastes régions du globe. La victoire de Trump aux États-Unis et la nomination d’un entourage de droite, sinon fasciste, est à bien des égards l’expression du ressentiment croissant et de l’antagonisme de sections importantes de l’Amérique blanche, dû à la perception d’une invasion et d’une souillure de l’espace sacré par les Autochtones, les Noirs, les « Latinos », les Mexicains, les homosexuels, les lesbiennes, les syndicats, les immigrants et tous ces êtres profanes qui n’appartiennent pas à cet espace. Nous pouvons POSSIBLES Printemps 2018 85 prédire avec certitude que, sous la présidence de Trump, il y aura de grandes offensives contre les cultures, les organisations et les capacités d’organisation de ceux considérés comme les détritus de la société, pour les abstraire des privilèges de l’espace sacré et les « renvoyer » au domaine des déshumanisés. En même temps, nous pouvons prédire qu’il y aura une résistance généralisée à ces tentatives, et que la culture y jouera un rôle essentiel. Dans ce contexte, les écrits et les discours de Cabral sur la culture, la libération et la résistance au pouvoir ont des implications importantes pour les luttes à venir, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans la Grande-Bretagne post-Brexit, et en Europe continentale, où le fascisme relève à nouveau sa tête hideuse dans plusieurs pays. En m’appuyant sur les œuvres de Cabral(2) je peux voir comment le colonialisme a établi et maintenu son pouvoir en tentant d’éradiquer les cultures du sujet colonial et comment la culture comme force libératrice a été fondamentale pour les Africains afin de réaffirmer leur humanité, pour inventer ce que signifie être humain et développer une humanité universaliste. J’observe comment les régimes néocoloniaux ont tenté de désarticuler culture et politique, un processus que le néolibéralisme a exacerbé. Mais après quelque 40 ans d’austérité en Afrique (à savoir les « programmes d’ajustements structurels ») le mécontentement augmente, et les gouvernements perdent de plus en plus de légitimité populaire. Il y a une résurgence des soulèvements et des protestations et une fois de plus la culture revient sur la scène comme force de mobilisation et d’organisation. Les écrits et les discours de Cabral sur la culture, la libération et la résistance au pouvoir ont des implications importantes pour les luttes à venir ... [alors que] ... le fascisme relève une fois de plus sa tête hideuse Colonialisme, culture et invention de « l‘Africain déshumanisé » Les philosophes des Lumières, comme Hegel, considéraient que les Africains n’avaient pas d’histoire. Mais à quel « Africain » faisaient-ils 86 SECTION I Essais et interludes poétiques référence ? Ce n’est qu’au XVe siècle que les Européens ont commencé à utiliser le terme « africain » pour désigner tous les peuples qui vivent sur le continent. Ce terme était directement lié à la traite négrière de l’Atlantique et à la condamnation de vastes couches de l’humanité à l’esclavage dans les Amériques et dans les Caraïbes. Pour réussir à soumettre des millions d’êtres humains à une telle barbarie, il fallait les définir comme des non-humains. Le processus de déshumanisation a nécessité une tentative systématique et institutionnalisée de destruction des cultures, des langues, des histoires et de la capacité à produire, organiser, raconter des histoires, inventer, aimer, faire de la musique, chanter, faire de la poésie, créer de l’art – tout ce qui nous définit comme être humain. Cela a été organisé par les esclavagistes locaux et européens, les propriétaires d’esclaves et tous ceux qui ont profité du commerce des êtres humains, en particulier la classe capitaliste européenne naissante. Intrinsèquement, le mot qui résume le mieux ce processus de déshumanisation des peuples de ce continent est Africain. En effet, les anthropologues, les scientifiques, les philosophes et toute une industrie se sont développés pour « prouver » que ces personnes constituaient une « race » biologique différente, sous-humaine. Les Africains devaient être considérés comme n’ayant ni histoire, ni culture, ni aucune contribution à apporter à l’histoire humaine. En tant qu’esclaves, ils n’étaient que des biens – biens ou « choses » qui seraient possédés, disposés et traités de la manière que le « propriétaire » jugerait bon. Cette tentative d’effacer la culture des Africains a été un échec. Alors que les forces du libéralisme détruisaient les institutions, les villes, la littérature, la science et l’art sur le continent, les souvenirs des peuples de la culture, des formes d’art, de la musique et de tout ce qui est associé à l’être humain, restaient vivants. Les esclaves africains ont emporté avec eux, sur les bateaux négriers, cette culture qui s’est transformée dans leurs nouvelles conditions matérielles en base de résistance. La traite négrière de l’Atlantique et l’esclavage ont été les pierres angulaires de l’accumulation du capital qui a donné naissance au POSSIBLES Printemps 2018 87 capitalisme, tout comme l’ont été les génocides et les massacres de populations autochtones des Amériques et d’ailleurs. La déshumanisation systématique de certaines parties de l’humanité – le racisme – a été intimement liée à la naissance, à la croissance et à l’expansion continue du capital et reste la marque de son développement. Cabral a compris que séparer l’Afrique et les Africains du courant général de l’expérience humaine commune ne pouvait que conduire au retard des processus sociaux sur le continent. « Quand l’impérialisme est arrivé en Guinée, il nous a fait sortir de notre histoire ... et entrer dans une autre histoire ». Ce processus devait se perpétuer depuis ses origines dans l’esclavage européen et le déplacement forcé des peuples de l‘Afrique jusqu’à l’expansion des entreprises coloniales européennes d’aujourd’hui. La représentation des Africains comme inférieurs et sous-humains a justifié la terreur, le massacre, les génocides, les emprisonnements, la torture, la confiscation des terres et des biens, le travail forcé, la destruction des sociétés et des cultures, la suppression violente des expressions de mécontentement et uploads/Societe et culture/culture-pouvoir-et-resistance-pdf.pdf

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