Le sacrifice, la violence et la possibilité de la justice. Ce que Derrida doit

Le sacrifice, la violence et la possibilité de la justice. Ce que Derrida doit à Benjamin Introduction Je voudrais vous présenter mon interprétation d’un ouvrage important de Derrida qui a pour nom Force de loi. Le « fondement mystique » de l’autorité », ouvrage qui n’a pas été encore lu selon moi dans la perspective de ce que j’appelle la philosophie animale de Derrida et qui contient à la fois une réflexion éthique mais aussi politique sur la question animale, laquelle question a beaucoup occupé et préoccupé l’esprit de Derrida. Ce que mon intervention d’aujourd’hui voudrait montrer est la présence d’une éthique animale dans la pensée derridienne, laquelle éthique animale présente dans l’ouvrage en question, Force de loi, une dimension juridique et politique en lien étroit avec la question animale. Cette œuvre présente des propositions vraiment étonnantes qui n’ont jamais, à ma connaissance, été analysées sérieusement, encore moins pensées comme étant des éléments importants de cette éthique animale derridienne qui constitue la raison d’être de mon travail. Tout mon travail consiste à reconstituer l’éthique animale présente dans cette déconstruction derridienne. Il faut commencer par citer Derrida pour tenter de poser le problème de la manière la plus précise et subversive qui soit car il ne faut pas hésiter à lire Derrida comme un penseur très subversif. Voici donc ce qu’écrit Derrida dans Force de loi, et dans l’un des trois textes qui le constituent, à savoir « Du droit à la justice », texte étrange car il est constitué de thèses rigoureusement formulées où la question animale semble jouer un rôle décisif mais ces thèses ne mentionnent jamais explicitement cette question comme si elle constituait l’un des secrets de la déconstruction. Ce sera l’enjeu de notre intervention d’aujourd’hui. Ecoutons Derrida poser le cadre théorique où il nous demande de penser le problème inséparable du sacrifice et de la justice : Au commencement de la justice, il y aura eu le logos, le langage ou la langue, mais cela n’est pas nécessairement contradictoire avec un autre incipit qui dirait : « Au commencement il y aura eu la force ». Ce qu’il faut penser, c’est donc cet exercice de la force dans le langage même, dans le plus intime de son essence, comme dans le mouvement par lequel il se désarmerait absolument de lui-même. Penser en même temps, pour les déconstruire, et la justice, au sens ici du droit et de la loi, et la force au sens ici de la violence, est la tâche de la déconstruction derridienne qui se veut une déconstruction de la violence qui est présente au cœur même de la loi et du droit lorsqu’ils parlent aux vivants humains mais aussi aux vivants non humains auxquels Derrida va s’intéresser dans cet ouvrage Force de loi qui est une tentative non seulement de déconstruire la violence du droit mais aussi de proposer et d’inventer une autre idée de cette même loi qui serait comme inséparable de la justice qu’il faudra alors distinguer du droit sans pour autant les penser comme deux concepts exclusifs l’un de l’autre. Il nous faut donc poser dès maintenant quelques questions qui s’éclaireront au fil de cette intervention qui se veut une explicitation de ce que pourrait être la justice quand on la confronte à la 1 question animale, omniprésente dans cette œuvre singulière qui doit être lue comme une critique de la violence au cœur des institutions politiques qui exercent sur les animaux une violence redoutable. Question 1 : quelles sont les relations au cœur de la déconstruction derridienne entre, d’une part, la justice et le droit et, d’autre part, la question du sacrifice carnivore qui est une notion derridienne fondamentale ? Question 2 : pourquoi Derrida éprouve-t-il le besoin d’aller chercher dans la pensée de la justice de Walter Benjamin de quoi élaborer son éthique animale qui se veut une pensée politique de l’animalité alors que Benjamin ne s’est jamais intéressé sérieusement à la question animale ? Question 3 : en quoi Force de loi peut-il être considéré comme une explicitation profonde d’un autre concept fondamental derridien qui est celui de carnophallogocentrisme ? Question 4 : quels liens entre l’éthique derridienne et son éthique animale et en quoi cette éthique animale peut être considérée comme le sommet intellectuel de l’éthique derridienne ? Question 5 : quelles conséquences politiques pouvons-nous tirer de cette éthique et en quoi elle nous offre la chance de repenser de fond en comble le droit, la loi, la justice et la politique inséparables d’une politique de l’animalité qui nous conduirait vers ce que j’appelle une démocratie animale ? Sacrifice, animalité et droit Derrida veut comprendre pourquoi il y a une violence intrinsèque au cœur du droit et de l’Etat, violence qui passe par le sacrifice carnivore. Le droit n’est pas et ne peut être la justice à cause de la structure sacrificielle qui l’habite en profondeur, reprenant ainsi sans la transformer, sans la déconstruire en un premier temps, une thèse clairement défendue par Walter Benjamin dans Critique de la violence, texte important publié en 1921 qui explicite la philosophie de l’histoire de Benjamin : Dans ce qu’il a de plus fondamental, le droit européen tend à interdire la violence individuelle et à la condamner en tant qu’elle menace non pas telle ou telle loi, mais l’ordre juridique lui-même. D’où l’intérêt du droit car il y a un intérêt du droit à se poser et à se conserver lui-même, ou à représenter lui-même l’intérêt que justement il représente. Il y a un « intérêt du droit à la monopolisation de la violence ». Ce monopole ne tend pas à protéger telles fins justes et légales mais le droit lui-même (Force de loi 83) écrit Derrida faisant ainsi sienne l’une des plus importantes idées de ce texte de Benjamin qui déconstruit à sa manière le droit et l’Etat comme institution productrice de violence juridique. Derrida reprend donc ici l’une des principales thèses de Benjamin exposées dans Critique de la violence où ce dernier écrit explicitement et radicalement à propos du droit : Car, dans l’exercice de la violence sur la vie et la mort, le droit lui-même se renforce plus que dans n’importe quelle autre de ses applications (73) 2 Derrida met en lumière un point central du droit, à savoir le fait que celui-ci obéit à un mécanisme relevant d’une logique du pharmakon, qui est à la fois poison et remède, une logique que j’appelle aussi pharmacologique et que Derrida nommera également plus tard dans sa pensée, une logique auto-immunitaire, dans la mesure où ce qu’il nomme ici le « droit européen », et l’expression n’est en rien choisie au hasard, vise à la fois à interdire la violence individuelle et à la condamner en la punissant, mais en même temps, cette fonction fondamentale du droit lui donne aussi la possibilité d’être, de devenir et donc de constituer un pouvoir par le fait de disposer de ce monopole de violence qui le conduit en tant que force à chercher en permanence à se protéger lui-même contre toutes les formes de critique et de déconstruction le visant. A devenir une autre violence contre toutes les autres formes de violence qui cherchent à le nier en tant que droit. Autrement dit, il y a au cœur même du droit un risque permanent qui consiste à en faire l’un des pouvoirs majeurs de la politique et à se mettre au service de l’Etat à partir du moment où ce droit étatique vit en quelque sorte pour se « renforcer » comme le dit Benjamin, « renforcement » provenant de son monopole sur la vie et la mort en tant que ce monopole est une double violence, la violence qu’exerce sur la vie et la mort des individus ce même droit, mais aussi la violence par laquelle il réagit quand des forces contraires viennent s’opposer à lui. C’est ce que Derrida nomme la « trivialité tautologique du droit » pour insister sur l’idée très subversive selon laquelle la conservation du droit en tant que force passe par une violence de conservation du droit lui-même : cette « trivialité tautologique » propre au droit lui-même est donc une force qui dispose du monopole de la violence légitime, au sens où tout droit vise à se « protéger » par la violence de sa nécessaire conservation. La tautologie est donc la structure d’une certaine violence du droit. Si Derrida utilise l’expression de « trivialité tautologique », c’est pour dire la profonde ambivalence de ce droit, et peut-être de toute idée de droit, en tant qu’il est cette double force qui interdit la violence individuelle entre les humains tout en se donnant à lui-même tout le monopole de la violence et faisant ainsi de cette double force l’une des institutions majeures de la modernité politique, laquelle peut être dès lors pensée comme luttant à la fois contre la violence opposant les membres d’une société alors même qu’elle produit une violence de type politique au cœur même de son fonctionnement et dans le monde dont elle uploads/S4/ sacrifice-carnivore-droit-et-zoopolitiqu.pdf

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  • Publié le Jul 24, 2021
  • Catégorie Law / Droit
  • Langue French
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