Annales. Economies, sociétés, civilisations Enseignement et rhétorique au XXe s
Annales. Economies, sociétés, civilisations Enseignement et rhétorique au XXe siècle Gérard Genette Citer ce document / Cite this document : Genette Gérard. Enseignement et rhétorique au XXe siècle. In: Annales. Economies, sociétés, civilisations. 21ᵉ année, N. 2, 1966. pp. 292-305; doi : https://doi.org/10.3406/ahess.1966.421370 https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1966_num_21_2_421370 Fichier pdf généré le 21/03/2019 Enseignement et rhétorique au XXe siècle On trouve dans la Correspondance de Flaubert x cette devinette qui a dû amuser, au xvine et au xixe siècle, plusieurs générations de collégiens, et qui n'aurait aujourd'hui aucune chance d'être comprise dans aucune classe : « Quel est le personnage de Molière qui ressemble à une figure de rhétorique ? — ■ C'est Alceste, parce qu'il est mis en trope. » Quel bachelier sait aujourd'hui ce qu'est un trope ? Cette distance qui sépare l'enseignement littéraire actuel de ce qu'était l'enseignement rhétorique voici seulement un siècle, on se propose ici de la mesurer d'une manière plus précise, et de s'interroger sur sa signification. A vrai dire, notre culture s'intéresse médiocrement à l'histoire des méthodes et des contenus de l'enseignement. Il suffit de considérer la façon naïve dont l'opinion se passionne autour de chaque projet de réforme pour constater qu'il s'agit toujours, dans la conscience publique, de la réforme de /'enseignement, comme s'il s'agissait de « réformer » une fois pour toutes un enseignement vieux comme le monde mais entaché de quelques « défauts » qu'il suffirait de corriger pour lui donner la perfection intemporelle et définitive qui lui revient de droit : comme s'il n'était pas de la nature et de la norme de l'enseignement d'être en réforme perpétuelle. L'idée commune implicite est que l'enseignement est une pratique qui va de soi, un pur organe de transmission du savoir, dépourvu de signification idéologique, dont il n'y a rien de plus à dire qu'il n'y a à voir dans une vitre parfaitement transparente. Ce tabou de silence n'est pas sans analogie avec celui qui pèse sur le langage, considéré lui aussi comme un véhicule neutre, passif, sans influence sur les « idées » qu'il transmet : préjugé naturaliste que feu Staline exprimait fidèlement en décrétant : « la langue n'est pas une institution ». Ici, de même, c'est l'institutionnalité, c'est-à-dire Vhistoridté de l'enseignement que notre culture ne sait pas ou ne veut pas percevoir. Or il est bien évident, au contraire, que l'enseignement est une réalité 1. Lettre du 31 décembre 1841, Corr. I, p. 90. 292 ENSEIGNEMENT ET RHÉTORIQUE historique qui n'a jamais été ni transparente ni passive : les structures du savoir et celles de l'enseignement ne coïncident jamais parfaitement, une société n'enseigne jamais tout ce qu'elle sait, et inversement elle continue souvent d'enseigner des connaissances périmées, déjà sorties du champ vivant de la science ; l'enseignement constitue donc un choix significatif, et à ce titre il intéresse l'historien. D'autre part, les méthodes et les contenus de l'enseignement participent — éminemment — de ce que Lucien Febvre appelait Youtillage mental d'une époque, et par là encore ils sont objet d'histoire. Le destin de la rhétorique nous offre d'ailleurs un exemple caractéristique de cette relative autonomie par rapport au savoir, qui fonde l'historicité de l'enseignement. Dans la conscience littéraire générale, l'esprit de la rhétorique traditionnelle est mort, on le sait bien, dès le début du xixe siècle, avec l'avènement du romantisme et la naissance — conjointe — d'une conception historique de la littérature ; mais ce n'est qu'un siècle plus tard (en 1902) que l'enseignement secondaire prendra acte de cette révolution en débaptisant la classe de Rhétorique. Hugo a tué la rhétorique, mais Rimbaud apprend encore l'art de la mise en tropes et des vers latins. Aujourd'hui, donc, et très officiellement, la rhétorique a disparu de notre enseignement littéraire. Mais un code d'expression (et un instrument intellectuel) d'une telle envergure ne s'évanouit pas sans laisser des traces ou sans trouver de successeur : sa mort ne peut être, en réalité, qu'une relève, ou une mutation, ou les deux à la fois. Il faut donc plutôt se demander ce qu'est devenue la rhétorique, ou par quoi elle a été remplacée dans notre enseignement. Une comparaison sommaire entre la situation actuelle et celle qui régnait au siècle dernier nous permettra peut-être, sinon de répondre à cette question, du moins d'en préciser les termes. Le premier trait caractéristique de l'enseignement littéraire au xixe siècle, et le plus manifeste, c'est qu'il s'agit d'une rhétorique explicite et déclarée, comme l'indique le nom même de la dernière année d'études proprement littéraires. Mais on aurait tort de croire que l'enseignement rhétorique se limite à cette dernière classe. Voici ce qu'écrit Emile de Girardin à propos de la Seconde : « On commence, dans cette classe, à préparer les élèves à la rhétorique en leur faisant connaître les figures et en les exerçant à composer des narrations en latin et en français » x. Le manuel de Fontanier, qui est un traité des figures, comprend deux volumes dont le premier (Manuel classique pour l'étude des tropes) s'adresse aux élèves de Seconde, réservant à la classe suivante un autre volume consacré aux Figures du discours autres que tropes. On peut donc considérer ces deux années comme une vaste session de rhétorique qui vient couronner 1. Emile de Gikardin, De V Instruction publique, 1838, p. 81. 293 ANNALES et justifier l'ensemble des lectures et des exercices de l'enseignement secondaire depuis la Sixième. Tout le cours des études classiques tendait à cet achèvement rhétorique. Le second trait — le plus important, sans doute — consiste en une coïncidence presque totale du descriptif et du normatif : l'étude de. la littérature se prolonge tout naturellement en un apprentissage de l'art d'écrire. Le manuel de Noël et Delaplace, utilisé du temps de Flaubert au lycée de Rouen x, s'intitule Leçons françaises de littérature et de morale, ou Recueil en prose et en vers des plus beaux morceaux de notre Littérature des deux derniers siècles, avec les préceptes du genre et des modèles d'exercices, et un autre manuel, la Nouvelle Rhétorique de Le Clerc, énumère ainsi les genres littéraires auxquels il se propose d'initier les élèves : « fables, narrations, discours mêlés de récits, lettre?, portraits, parallèles, dialogues, développements d'un mot célèbre ou d'une vérité morale, requêtes, rapports, analyses critiques, éloges, plaidoyers ». Les grands textes de la littérature grecque, latine et française n'étaient donc pas seulement des objets d'étude, mais aussi, et de la manière la plus directe, des modèles à imiter. Et l'on sait bien que jusqu'à la fin du siècle (1880) les épreuves littéraires aux compositions, aux examens, au Concours général, furent des poèmes et des discours latins — c'est-à-dire, non des commentaires, mais des imitations : des exercices pratiques de littérature. Ce statut ambigu de l'enseignement classique permettait donc, chez les plus doués, un passage insensible des derniers exercices scolaires aux premières œuvres : c'est ainsi que les Œuvres de jeunesse de Flaubert comprennent six « narrations » (cinq contes ou nouvelles historiques et un portrait de Byron) qui sont des devoirs composés en Quatrième (1835- 1836). Pour un adolescent de cette époque, « se lancer dans la littérature » n'était donc pas, comme aujourd'hui, une aventure et une rupture : c'était le prolongement — on dirait volontiers l'aboutissement normal d'un cycle d'études bien conduites, comme le montre l'exemple de Hugo, couronné à quinze ans par l'Académie, et chez qui l'enfant sublime ne fait qu'un avec le bon élève. Le troisième trait de cette rhétorique scolaire est l'accent qu'elle porte sur le travail du style. Si l'on se réfère aux trois parties traditionnelles de la rhétorique (Vinventio, ou recherche des idées et des arguments, la dispositio, ou composition, l'elocutio, ou choix et arrangement des mots), on dira qu'il s'agit là, pour l'essentiel, d'une rhétorique de l'elocutio. Cette caractéristique est d'ailleurs conforme aux tendances propres à la rhétorique française classique telle qu'elle s'était développée aux xviie et xvine siècles, avec une préférence de plus en plus marquée pour la théorie des figures et des procédés poétiques. Le grand classique de la 1. Cette indication et les suivantes, concernant les années d'études de Flaubert, sont empruntées au livre de Jean Brtojeau, Les Débuts littéraires de Flaubert, Colin, 1962. 294 ENSEIGNEMENT ET RHÉTORIQUE rhétorique française est ид traité des tropes, celui de Dumarsais (1730), et l'on a déjà vu que le manuel le plus célèbre, et sans doute le plus répandu au début du xixe siècle est celui de Fontanier, qui ne traite que des figures. Même ceux des auteurs qui continuent de faire leur part théorique à Vinventio et à la dispositio « concentrent en fait, comme le remarque Jean Bruneau S tout leur effort sur l'élocution ». C'est ce que montre à l'évidence l'exercice du « développement », par lequel on initie les jeunes élèves à l'art de la narration : le professeur (ou le manuel) propose un « argument » qui fournit toute la matière du récit, et l'élève est chargé d'étoffer et d'orner cet argument en recourant à l'arsenal des figures de mots, de style et de pensée. La proportion de l'argument au uploads/Litterature/ ahess-0395-2649-1966-num-21-2-421370.pdf
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- Publié le Fev 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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