Document généré le 23 déc. 2018 14:17 24 images Marker et les temps de l’essai

Document généré le 23 déc. 2018 14:17 24 images Marker et les temps de l’essai André Habib Le film-essai ou l’oeil sauvage Numéro 159, octobre–novembre 2012 URI : id.erudit.org/iderudit/67795ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) 24/30 I/S ISSN 0707-9389 (imprimé) 1923-5097 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Habib, A. (2012). Marker et les temps de l’essai. 24 images, (159), 6–8. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © 24/30 I/S, 2012 6 2 4 I M A G E S 1 5 9 LE 29 JUILLET DERNIER, NOUS APPRENIONS AVEC UNE IMMENSE TRISTESSE la disparition de Chris Marker. Cet article sur Marker et le film-essai était prévu avant l’annonce de son décès. Le sens et la trajectoire du texte ont pris, pour cela, une nouvelle inflexion. D e Dimanche à Pekin à Chats perchés, de ses textes pour Esprit jusqu’à son analyse magistrale de Vertigo, de ses installations vidéo à ses recueils de photographies, Chris Marker n’a cessé d’expérimenter les possibilités de l’essai, d’y impri- mer son intelligence et d’y mesurer sa liberté : car avant de s’incarner dans un médium particulier, film, photographie, installation, l’essai n’est-il pas – depuis Montaigne et jusqu’à Marker – l’invention d’un dispositif d’écriture dont la mobilité découle du mouvement de la pensée même ? L’essai est donc avant tout une forme qui pense et qui se module en fonction des objets, des sujets qu’elle élit ou qui lui tombent sous la main : c’est le moyen que l’on se donne pour espérer pouvoir penser et créer librement. Pour Marker, cela peut prendre la forme du reportage (Lettre de Sibérie, Cuba si !, Dimanche à Pékin, Description d’un combat, Coréennes, A.K.) ; de la chronique (Le joli mai, Chats perchés) ; du pamphlet (la série « On vous parle de… ») ; du témoignage politique (À bientôt j’espère, La sixième face du Pentagone, Casques bleus, Berliner Ballad) ; de l’hommage (Le tombeau d’Alexandre, Une journée dans la vie d’Andreï Arsenevitch) ; de la fiction futuriste (La jetée, Level Five, L’ambassade) ; du collage poétique (Si j’avais quatre dromadaires) ; du portrait (Le train en marche, Le souvenir d’un avenir, Mémoire pour Simone, Le mystère Koumiko, La solitude du chanteur de fond) ; de la fresque historique (Le fond de l’air est rouge, L’héritage de la chouette) ; de l’écriture épistolaire (Sans soleil, Le dépays). Le film-essai, que Marker à lui seul, à peu de chose près, a inventé, et qui parcourt toutes ces manifestations, s’offre comme une manière de traduire une expérience, intime ou collective, à travers un commentaire qui accompagne et oriente une relation particulière à l’image, captée au présent mais revue depuis un autre temps. C’est cet écart, ce décalage entre ce qui a été capté et la signification de cette même captation, dans l’après-coup, que ce soit quelques semaines ou cinquante ans plus tard, qui consti- tue la trame de fond de toute son œuvre, qui informe sa posture d’« essayiste ». La mort, comme le voulait Pasolini, « accomplit un fulgurant montage de notre vie ». On pourrait dire que ce montage, Marker n’a cessé lui-même de l’accomplir, de le reprendre et de le repriser, en faisant tenir entre ses mains différents fragments que des décennies espaçaient. Sa disparition, aujourd’hui, nous livre un chutier aux proportions du siècle, avec l’impossible tâche d’imaginer un film qui serait à la hauteur de l’homme. À travers chacune de ces incarnations de l’essai – « essai entendu dans le même sens qu’en littérature : essai à la fois historique et politique encore qu’écrit par un poète, disait Bazin –, le génie de Marker a toujours consisté à trouver le bon agencement, la tournure, le style, en prenant les situations et les images toujours un peu de biais, « latéralement », avec un verbe d’une frappe, délicate et poignante, mais toujours jubilatoire, qui fait battre le cœur et qui s’imprime durablement dans la mémoire. De façon plus profonde, l’essai est la forme qui a permis à Marker d’élaborer, de film en film, de photographie en photographie, d’œuvre en œuvre, une relation au temps du regard et au regard du temps. Le regard – le sien, celui de sa caméra, celui de l’autre que l’on cherche à saisir dans sa singularité, celle d’une époque, d’un pays, d’une culture ou d’une situation – prend du temps à établir ; et ce regard, c’est aussi le regard du temps que nous retourne le temps : parfois de travers, sévère, tendre ou plein de commisération. Marker et les temps de l’essai par André Habib LA JETÉE (1962) 2 4 I M A G E S 1 5 9 7 Le film-essai ou l’œil sauvage À titre d’exemple on pourrait citer Staring Back, exposition de photographies de Chris Marker présentée en Ohio, à New York, à Paris et à Zurich entre 2007 et 2008. Le titre décline déjà tout un programme. Staring Back, c’est bien entendu le regard de celui ou de celle qui retourne celui de la caméra, signe d’une égalité — toujours à reconquérir — du regard. Ce « vrai regard », Marker l’aura cherché toute sa vie, peut-être parce que, et on le sait depuis Sans soleil et La jetée, il ne dure que 1 /25e de seconde. Fugitif, on doit le capter, et pour le capter, il faut construire une relation dans le temps et faire preuve d’une vigilance de tous les instants. Le moment où le regard nous est retourné, donné en quelque sorte, une manifestation authentique de l’histoire apparaît, signe d’une impression du présent capté, donné à voir, d’une présence aux choses, petites et grandes (et la même chose pourrait être dite de la parole, donnée, retournée à celui qui en a été privé). Mais Staring Back désigne aussi le mouvement rétrospectif du regard de Marker, reparcourant, comme c’est le cas ici, plus de cinquante ans de photographies — et quelques captures d’images de films — prises aux quatre coins du monde (et on reconnaît aisément sa géographie affective), où chacune témoigne d’un éclair de bonheur ou de douleur, ponction instantanée prise au continuum de l’Histoire, et redistribuée dans le vaste théâtre à ciel ouvert de sa mémoire. Animaux fidèles, passants croqués, personnages historiques, militants et amis, recouverts d’un même velours, « lichen du temps », produit grâce aux outils numériques contemporains, au point où le temps et la géographie semblent abolis. Mille neuf cent soixante-huit et 2002, 1952 et 2005, le Cap-Vert, Paris, Washington, Helsinki, Séoul, Tokyo, Moscou –, tous ces lieux que les films et les photographies de Marker ont transformés pour nous par le regard qu’il a porté sur eux —, ne sont plus éloignés que par quelques pouces, un déplacement latéral des yeux, un saut entre deux plages de mémoire. Dans ce double mouvement se constitue, sans doute, l’essentiel de la posture markérienne : impression de l’histoire, capacité inouïe à être là où l’histoire est en train de s’écrire, ou sur le point de le faire, nœud de relations vécues au présent avec des êtres exceptionnels ; d’autre part, droit de regard rétrospectif sur ce qui l’a marquée, sur ce qui aura été retenu, mais aussi sur les leçons de l’histoire oubliées, sur ces moments disparates qu’une intelligence monteuse raccommode, sans jamais faire disparaître les marques de suture. Le temps historique, et Marker le sait depuis Vertigo, est une spirale. Être sensible à son mouvement, apprendre à se perdre pour mieux se retrouver dans son tourbillon, saisir les ruptures d’équilibre, les emboîtements, traquer les bifurcations, c’est tout l’art de Marker, qui a compris que, puisqu’on « n’échappe pas au temps », il faut tenter de lui être fidèle, de s’en faire un allié, comme de l’horreur dont parle Kurtz /Brando dans Apocalypse Now et que Marker cite dans Sans soleil. C’est aussi en cela qu’il est l’un des plus grands essayistes du XXe siècle et du début du XXIe siècle, si tant est que le rôle de l’essayiste, selon le mot de Montaigne, est de « [peindre] non pas l’être mais le passage », en se moulant au devenir du monde et de soi-même. L’essai est bien, pour Marker, une forme qui éprouve de plein fouet l’impermanence des choses, les révolutions comme la beauté, qui happe en plein vol les mouvements de l’Histoire, se met à l’écoute de la rumeur du monde et de sa propre pensée, avec l’intuition qu’elle est déjà pour un avenir. Réalisant, avec une finesse de dessin qu’on ne retrouvera plus jamais, un des plus puissants portraits d’un siècle et d’une décennie du suivant, Marker peint en même temps l’autoportrait de celui, lui-même, cet autre, uploads/Litterature/ habib-marker-et-les-temps-de-l-x27-essai.pdf

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