Document généré le 13 mars 2019 09:14 Études françaises Qu’est-ce que la négrit

Document généré le 13 mars 2019 09:14 Études françaises Qu’est-ce que la négritude? Léopold S. Senghor Volume 3, numéro 1, février 1967 URI : id.erudit.org/iderudit/036251ar https://doi.org/10.7202/036251ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Senghor, L. S. (1967). Qu’est-ce que la négritude?. Études françaises, 3 (1), 3–20. https://doi.org/10.7202/036251ar Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1967 QU'EST-CE QUE LA NÉGRITUDE ? Pourquoi ai-je choisi de vous parler de la Négritude, aujourd'hui ? Parce que cette idéologie, fondée sur des réalités physiques et spirituelles, a soutenu bien des peuples, je dis : toute une race depuis la fin de la première guerre mondiale. Parce que, depuis le début de ce siècle, s'éla- bore une civilisation planétaire, qui doit beaucoup, si para- doxal que cela puisse être, à la négritude. Commençons par rendre, à Césaire, ce qui est à Césaire. Car c'est le poète et dramaturge martiniquais qui a forgé le mot dans les années 1932-1934. Mais la réalité recouverte par le mot existait bien avant, depuis 40 000 ans, depuis les statuettes stéatopyges des Négroïdes de Grimaldi. D'ailleurs, comment aurait-il pu en être autrement ? N'est- il pas normal, je ne dis pas en logique, mais en dialec- tique, que chaque groupe humain élabore ses moyens d'adaptation à la nature et d'adaptation de la nature à lui — pour tout dire, ses moyens d'expression, son lan- gage ? C'est l'évidence, toute société humaine a sa civi- lisation, plus ou moins riche, plus ou moins originale, selon sa personnalité collective. Cette civilisation est constituée d'une somme de réponses devant les énigmes de la nature, de démarches devant les exigences de 1'« énergie humaine ». Elle est fondée sur une métaphysique, sur une ontologie, sur un esprit, qui est la culture, et elle comprend les mœurs, les sciences et les techniques, les arts et les lettres, etc. Elle est fille de la race, de la géographie et de l'histoire, qui expliquent les façons de sentir, de penser et d'agir de chaque groupe humain. Donc, les Négro-Africains, comme toutes les autres ethnies de la terre, ont un ensemble spécifique de qualités, dont l'esprit-culture, dans une situation donnée, a produit une civilisation originale, unique, irremplaçable. Sans doute certaines de ces qualités ont-elles pu se rencontrer chez d'autres peuples, mais certainement pas toutes en- 4 ÉTUDES FRANÇAISES ni, 1 semble, certainement pas sous cet éclairage, dans cet équi- libre et au même degré. La négritude est donc l'ensemble des valeurs de civilisation du monde noir, telles qu'elles s'expriment dans la vie et les œuvres des Noirs. Pourtant, malgré ces vérités d'évidence, la négritude n'a pas été tout de suite comprise. On l'a identifiée à un racisme, à un complexe d'infériorité, alors qu'elle n'est rien autre qu'une volonté d'être soi-même pour s'épanouir. Malgré la passion des débuts, il n'a pas été question, chez nous, de s'isoler des autres civilisations, de les igno- rer, de les haïr ou mépriser, mais plutôt, en symbiose avec elles, d'aider à la construction d'un humanisme qui fût authentiquement parce que totalement humain. Tota- lement humain parce que formé de tous les apports de tous les peuples de la planète Terre. D'aucuns ont été jusqu'à nier l'unité de la culture nègre, en proclamant qu'il n'y avait que des civilisations nègres. Comme si les civilisations française, anglaise, ita- lienne, russe, suédoise, par exemple, n'étaient pas les faciès divers d'une culture occidentale, de tradition gréco-latine, dont nul n'a jamais songé à nier l'unité. Il existe, pareille- ment, un ensemble de valeurs fondamentales, communes à tous les peuples noirs et qui font l'unité de ces peuples. Depuis plus de trente ans donc, nos idées ont été développées par les écrits de nombreux militants de la négritude. Sans doute, ces écrits, étaient-ils, au départ, polémiques, soulevés d'une certaine passion. Il fallait, d'abord, combattre avec vigueur, mordre d'une dent dure, pour se faire une place au soleil. Devant les préjugés des uns, les lâchetés des autres, les railleries, il fallait frapper fort pour faire admettre notre culture au banquet de l'Universel. C'était la condition sine qua non de notre participation à l'édification d'un nouvel humanisme. Au demeurant, cette lutte culturelle se doublait alors d'une lutte politique : la négritude était également arme de combat pour la décolonisation. Mais nos idées gagnaient du terrain, les oppositions tombaient peu à peu, la compréhension s'élargissait. Même des Blancs européens firent, du combat pour notre iden- QU 'EST-CE QUE LA NÉGEITUDE î 5 tité culturelle, leur combat. Parce qu'ils en avaient saisi la portée humaine, attestée par les nouvelles tendances de la philosophie, de la science et de l'art en Occident. Les œuvres de nombreux écrivains et artistes noirs d'Afrique comme d'Amérique, les congrès, les colloques, les séminaires, d'un mot, la pratique contribuait à l'ap- profondissement et à l'extension de la théorie. Enfin, en avril 1966, se tenait, à Dakar, le Premier Festival mondial des Arts nègres, inventaire et illustration magistrale des valeurs de la négritude. Désormais, on pouvait considérer le combat comme gagné: la négritude, consacrée, en Afri- que, par André Malraux et, avec lui, par des écrivains, professeurs, chercheurs blancs parmi les plus célèbres, avait désormais droit de cité. Personne ne pourrait plus en nier l'originalité, ni prétendre faire, de nous, des suivistes, tout juste bons à exécuter de mauvaises copies. Cette victoire nous rendait, de ce fait, encore plus ouverts à tous les apports, à tous les dialogues fécondants. * # # Mais, me direz-vous, qu'est-ce que la négritude, quel est son contenu réel ? Vous nous affirmez que c'est une culture originale. En quoi consiste son originalité ? Je partirai de l'homme noir, du Nègre. J'essayerai d'expliquer sa psychologie, son âme. C'est cette explication qui nous donnera la clé de sa civilisation : plus précisément, de son ontologie, de sa philosophie et de son art. Le Nègre est l'homme de la nature. L'environnement animal et végétal, foisonnant en Afrique depuis toujours, le climat chaud et humide lui ont donné une très grande sensi- bilité, que maints ethnologues ont mise en relief. Le Nègre a les sens ouverts à tous les contacts, voire aux sollicitations les plus légères. Il sent avant que de voir, il réagit, immé- diatement, au contact de l'objet, aux ondes qu'il émet de l'invisible. Il n'est pas œil, il est antenne. C'est sa puis- sance d'émotion, par quoi il prend connaissance de l'objet. Le Blanc européen tient l'objet à distance; il le regarde, l'analyse, le tue — du moins le dompte — pour l'utiliser. 6 ÉTUDES FRANÇAISES HI, 1 Le Négro-Africain sent l'objet, en épouse les ondes et les contours, puis, dans un acte d'amour, se Passimile pour le connaître profondément. Là où la raison discursive, la raison-œil du Blanc s'arrête aux apparences de l'objet, la raison intuitive, la raison-étreinte du Nègre, par-delà le visible, va jusqu'à la sous-réalité de l'objet, pour, au-delà du signe, en saisir le sens. Ainsi, pour le Nègre, tout objet est symbole d'une réalité profonde, qui constitue la véri- table signification du signe qui nous est, d'abord, livré. Bien sûr, je simplifie. Il reste que le Blanc européen est, d'abord, discursif; le Négro-Africain, d'abord, intuitif. Il reste que tous les deux sont des hommes de raison, des homines sapientes, mais pas de la même manière. La raison intuitive est donc à la base de l'ontologie, de la conception nègre du monde. Les différentes appa- rences sensibles, constituées par les règnes animal, végétal, minéral, ne sont que les manifestations matérielles d'une seule réalité fondamentale: l'univers, réseau de forces diverses, mais complémentaires, qui sont l'expression des virtualités renfermées en DIEU, seul être véritable, seule force réelle. Car Dieu est la Force des forces. L'ontologie négro-africaine est unitaire: l'unité de l'univers se réalise, en Dieu, par la convergence des forces complémentaires issues de Dieu et ordonnées vers Dieu. C 'est ce qui explique que le Nègre ait un sens si développé de la solidarité des hommes et de leur coopération. C'est aussi ce qui explique l'esprit de dialogue qui anime les civilisations négro-africaines, et leur sens de la démocratie. Tout débat, toute discussion sont d'abord pré- cédés d'un dialogue et la minorité se range à l'avis de la majorité pour faire le consensus populaire, pour faire l'unanimité au sens étymologique du mot. Pourquoi le dia- logue ? Pour le Blanc européen de la raison discursive, toute chose est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Pour les Américains, les Soviétiques ont tort, et ils sont mauvais ; pour les Soviétiques, les Américains ont tort, et ils sont mauvais. C'est le non de uploads/Litterature/ negritude-l-s-senghor.pdf

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