DIDEROT ET LA DYNAMIQUE PRODUCTIVE DE L'ESPRIT Mitia Rioux-Beaulne Centre Sèvre

DIDEROT ET LA DYNAMIQUE PRODUCTIVE DE L'ESPRIT Mitia Rioux-Beaulne Centre Sèvres | « Archives de Philosophie » 2008/1 Tome 71 | pages 53 à 76 ISSN 0003-9632 DOI 10.3917/aphi.711.0053 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2008-1-page-53.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Cette problématique forme une espèce de foyer vers lequel convergent plusieurs motifs diderotiens, sorte de point d’entrée dans la phi- losophie de Diderot. L’existence de tels foyers constitue en un sens une rai- son de croire que malgré l’absence de système qui la caractérise, la pensée de Diderot peut à bon droit être regardée du point de vue de la cohérence de sa mise en œuvre. Celle-ci s’accommode de variations de vocabulaire et d’hésitations théoriques, source de tensions qu’il serait vain de vouloir dis- soudre – ne serait-ce que parce qu’elles sont au principe de sa fécondité. Il s’agit donc ici d’interroger la jonction entre ce que les penseurs de la période moderne n’hésitent pas à appeler des productions de l’esprit, c’est- à-dire les mécanismes cognitifs orientés vers l’élaboration d’un savoir et l’ac- tivité proprement créatrice de l’esprit orientée vers la production artistique. Jusqu’à un certain point, ce problème a rapport avec l’évolution sémantique des catégories relatives à l’invention 1. Dominées au début de l’âge classique par leurs emplois rhétoriques et poétiques, ces catégories renvoient d’abord à une activité de discernement de l’esprit qui, dans le cadre d’une esthéti- que fondée sur l’imitation des Anciens, implique la capacité de choisir dans le « déjà-là » de la tradition ce qui est propre à produire l’effet qu’on recher- 1. Sur cette évolution, voir Jacinthe MARTEL, « De l’invention. Éléments pour l’his- toire lexicologique et sémantique d’un concept : XVIe-XXe siècles », Études françaises, XXVI, 1990/3, p. 29-49. Voir aussi Annie BECQ, « Splendeur et misère de l’imitation au siècle des Lumières », in Ulla KÖLVING et Irène PASSERON (dir.), Sciences, musiques, Lumières : mélan- ges offerts à Anne-Marie Chouillet, Ferney, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2001, p. 385-391. © Centre Sèvres | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 87.183.213.67) © Centre Sèvres | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 87.183.213.67) che (preuves pour convaincre, figures émouvantes, etc.). Mais elles acquiè- rent peu à peu un sens différent au cours des XVIIe et XVIIIe siècles et com- mencent à désigner la faculté simultanée de découvrir et de créer quelque chose de nouveau. C’est au cœur même de ce flottement, dans les efforts pour justifier l’emploi d’un même terme pour ces deux opérations, autant que dans ceux pour les séparer clairement, que se noue une série de questions relati- ves à l’apparition d’une esthétique philosophique comme champ autonome de réflexion, à l’émergence d’une interrogation originale sur le rapport entre les arts mécaniques, les arts libéraux et les sciences, à la valorisation crois- sante de l’imagination comme faculté où s’enracine le pouvoir créatif de l’es- prit, au développement enfin d’une réflexion sur le rôle des signes dans la for- mation des idées. Dans cette configuration ambivalente de la théorie de l’invention, le pro- blème est de déterminer le statut et la fonction des actes cognitifs qui y pré- sident. Tant que le rationalisme se conforte dans l’idée que la raison est elle- même productrice de connaissance, qu’elle est d’essence divine, que nous avons des idées innées, l’invention en philosophie se distingue de l’invention rhétorique et poétique surtout parce qu’elle s’exerce dans un domaine où la tradition ne fait pas autorité : lorsque Descartes entreprend de rejeter tout ce que contiennent les livres qu’il a étudiés, c’est qu’il juge que, la raison étant impartie à tous, le « déjà-là » de la philosophie est la raison elle-même. Mais lorsque l’empirisme s’attaque à la théorie des idées innées – sans pour autant revenir à la théorie aristotélicienne des formes substantielles – la question de la teneur des actes de l’esprit est posée. Chez Locke existe encore une possibilité de hiérarchiser les propriétés découvertes par voie de réflexion grâce à la distinction entre qualités premières et qualités secondes, les productions de l’esprit relevant d’une conception représentationnelle des idées – encore qu’en dernière analyse celles-ci ne contentent que notre désir de conservation –, mais le scepticisme et l’épicurisme modernes, couplés au nominalisme, tendent à ne voir dans les concepts que l’expression d’actes cognitifs. La connaissance est alors une véritable construction. Comme l’in- dique Annie Becq, à propos de la réplique gassendiste à la gnoséologie car- tésienne, connaître ne s’entend plus comme une contemplation de substan- ces, mais véritablement comme une construction de systèmes de concepts : C’est dans la perspective ouverte par ce nominalisme conséquent qu’on aper- çoit la possibilité de penser le matérialisme, non élémentaire, de la produc- tion des signes, du travail et des institutions, fondé sur une conscience lucide de la contingence et de la facticité universelles [menant à] la dénonciation de 54 Mitia Rioux-Beaulne © Centre Sèvres | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 87.183.213.67) © Centre Sèvres | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 87.183.213.67) la connaissance-vision et de l’inventaire empirique, ouvrant la possibilité de la conception de la connaissance comme production 2. Néanmoins, tant que ce nominalisme demeure suspendu à un dualisme résiduel, ce que nous tenterons de montrer, la construction est pensée comme reconstruction, reproduction du système de la nature dans des concepts. Il nous semble voir, dans la pensée de Diderot, une sorte de ten- tative de penser en dehors d’un tel schème. Le terme même de production de l’esprit connaît un certain nombre d’emplois dans la période moderne qui en font un lieu théorique complexe: certaines lignes de force fondamentales en circonscrivent néanmoins l’éten- due. Trois exemples serviront ici à expliciter ce qui est en jeu 3. Productions de l’esprit, invention et découverte Dans son Novum Organum, Bacon écrit : Les productions de l’esprit [generationes mentis] et de la main paraissent extrêmement nombreuses, à considérer livres et travaux. Mais toute cette variété tient à une rare subtilité et à l’exploitation d’un petit nombre de cho- ses déjà connues, elle ne tient pas au nombre des axiomes. Bien plus, toutes les œuvres inventées à ce jour doivent plus au hasard et à la simple expérience qu’aux sciences : car les sciences qui sont les nôtres aujourd’hui ne sont rien d’autre que certaines combinaisons de découvertes antérieures, et non des moyens d’invention et des indications pour de nouvel- les œuvres 4. Dans ce contexte, les productions de l’esprit désignent les œuvres qui résultent de l’invention, définition qui, dans sa généralité, serait tout aussi acceptable pour un poète, un rhéteur que pour le philosophe – de même que, s’agissant des productions de la main, elle conviendrait aussi au « mécani- 2. Annie BECQ, Genèse de l’esthétique française moderne, Paris, Albin Michel, 1994 [Ospedaletto, Pacini editore, 1984], p. 127-128. 3. Nous ne prétendons en aucun cas substituer un tel schématisme à ce que pourrait révé- ler une véritable enquête lexicographique : ce que nous avons en vue, c’est la reconstitution d’un contexte théorique à l’intérieur duquel les convergences et les divergences philosophiques deviennent apparentes, et ce, indépendamment de leurs filiations réelles. Ce n’est donc pas de l’histoire d’un concept dont nous nous efforçons de rendre compte, mais de l’histoire d’un pro- blème – problème qui peut bien ne pas revenir en propre aux penseurs que nous abordons et n’être qu’un effet de notre lecture. 4. Francis BACON, Novum Organum (introduction, traduction et notes de M. Malherbe et J.-M. Pousseur), Paris, Presses universitaires de France, 1986, Livre I, § 7-8, p. 102. Diderot : la dynamique productive de l’esprit 55 © Centre Sèvres | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 87.183.213.67) © Centre Sèvres | Téléchargé le 16/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 87.183.213.67) cien ». L’invention, comme catégorie méthodologique, est le processus fon- damental qui assure la production du discours et des objets. Cependant, la banalité uploads/Philosophie/ rioux-beaulne-diderot-et-la-dynamique-productive-de-l-x27-esprit.pdf

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