167 Sociologie et linguistique Penser la relation entre langue et société Jean-
167 Sociologie et linguistique Penser la relation entre langue et société Jean-François Bert C’est au début des années 1920 que les relations entre les linguistes – en particulier ceux qui ont suivi les hypothèses du comparatiste et indo-européaniste Antoine Meillet (1866-1936) – et les sociologues durkheimiens ayant survécu à la Première Guerre mondiale – et je pense à Marcel Mauss (1872- 1950) – ont été les plus prometteuses 1. Dès 1900, dans L’Année sociologique 2, et surtout après la publication de son mémoire intitulé « Comment les mots changent de sens 3 » en 1906, Meillet démontra comment la langue répond parfaitement à la définition du fait social tel que le conçoit Durkheim. Les membres d’une société apprennent leur langue de la même manière qu’ils assimilent d’autres comportements sociaux. Celle-ci n’est donc plus, et la rupture est importante avec les grammairiens et linguistes du xixe siècle, un phénomène naturel ou biologique 4. Marcel Mauss rappela d’ailleurs comment Meillet était passé, au fil de ses recherches, d’un regard sociologique « naturel » à la conscience d’être un véritable sociologue 5 qui, pour expliquer la diversité des langues, doit s’intéresser de près à la diversité des groupes humains comme des « classes » qui composent les sociétés 6. Le principe du changement linguistique se trouve dans la répartition des individus et des groupes, tout autant que dans le déplacement d’un mot d’un groupe social à un autre. C’est en tout cas avec cette préoccupation du social que les linguistes ont élaboré un nouveau type d’explication des langues, de leurs évolutions et de leurs différences en réfléchissant à la question des contacts et des emprunts entre civilisations – ce que Meillet avait désigné par le terme d’« interférences » en référence à une catégorie de l’anthropologie allemande mise en place par Adolph Bastian. C’est entre 1910 et 1914 que l’on doit situer l’émergence de cette préoccupation du social. Les convergences entre les deux « disciplines » sont assurément les plus affirmées. Il suffit de citer le numéro de 1912 de L’Année sociologique où, à l’occasion d’une courte notice co-écrite sur la notion de civilisation, Mauss et Durkheim soulignent l’existence d’un point commun entre sociologues Jean-François Bert 168 et linguistes concernant cette question : l’unité de la nation. Cette unité posée, il est possible de comprendre l’unité d’une langue 7. Les causes externes des variations de la langue : « le social » chez Meillet Antoine Meillet a fait jusque dans les années 1930 office de guide pour tout ce qui touche au langage et à son explication 8. Il n’est pas rare de trouver des références explicites et élogieuses à ses travaux dans d’autres disciplines. Louis Gernet assuma ses dettes envers le linguiste dans la préface de sa thèse 9. Maurice Halbwachs fait de son côté référence à l’article de Meillet dans ses travaux sur la mémoire 10. Mauss et Hubert, dès 1903, à la faveur de leur bonne connaissance de la philologie sanskrite et des langues indo- européennes – ainsi que des travaux de Meillet publiés dans L’Année sociologique –, introduisent dans leur texte sur la magie 11 la question du langage (par le biais du rituel oral), et par là, celle du symbolisme. C’est en 1906, dans « Comment les mots changent de sens », que le comparatiste explique qu’il existe une relation tout à fait spécifique entre langage et société. La langue est une « réalité » au sens durkheimien. Elle est extérieure aux individus et, par nature, coercitive : « Il ne dépend d’aucun d’entre eux de la changer 12. » L’argument de Meillet pour asseoir cette première hypothèse consiste à rappeler le ridicule auquel s’expose l’homme qui ne parle pas comme tout le monde. Il propose ensuite trois règles pour expliquer le changement linguistique. En premier, Meillet rappelle l’existence d’une explication interne. Le changement se trouve lié à la structure de la phrase ainsi qu’à certaines catégories grammaticales (la question du genre par exemple). Cependant, il préfère insister tout au long de son texte sur les causes spécifiquement sociales du changement. Les choses exprimées par les mots se transforment de manière régulière. Un mot, à un moment donné, peut être évacué du vocabulaire courant pour des questions de convenance. Une seconde règle qui va lui permettre d’expliquer en retour la variabilité de l’organisation sociale et domestique d’une société 13. Enfin, dernière règle envisagée par le linguiste : le changement doit s’expliquer par l’appartenance des individus à telle ou telle classe sociale. Chaque classe « colore » différemment les mots de la langue : « Un mot élargit sa signification quand il passe d’un cercle étroit à un cercle plus étendu ; il la rétrécit quand il passe d’un cercle étendu à un cercle plus étroit 14. » Il existerait donc autant de vocabulaires particuliers qu’il y a de groupes sociaux qui possèdent une autonomie dans la société qui parle cette langue. Sociologie et linguistique 169 Pour ce faire, le linguiste est obligé de décrire l’appartenance des individus à plusieurs groupes ou sous- groupes qui composent la société, sachant, en plus, que pour chaque société, deux forces s’affrontent : celle de la société qui tend à uniformiser la langue et celle des divers groupements qui, au contraire, tend à différencier le vocabulaire des individus. L’article de Meillet se veut méthodologique mais aussi programmatique. Il s’agit en effet de donner la possibilité aux linguistes de penser autrement les relations du social et de la langue, et à partir de là, celles entre faits linguistiques et faits de pensée. Meillet reproche aux linguistes de ne pas suffisamment reconnaître l’apport de la sociologie, alors même que la langue évolue dans un milieu social. Une telle manière de penser la langue oblige à recourir à deux points de vue qui jusque-là étaient opposés : la description de l’état actuel d’une langue mais aussi les transformations qu’a subies cette langue au cours de son histoire. C’est dans la dernière partie de son texte que Meillet aborde la question, pour lui essentielle, de l’emprunt. Il note que les mots empruntés le sont d’abord par des groupements particuliers (militaires, commerçants, prêtres). L’usage répété d’un mot, dans une même classe, peut affaiblir sa valeur et précipiter sa disparition. Les individus ont donc recours à d’autres termes. De même, remarque Meillet, les mots trop courts, les mots qui manquent d’expression, ou ceux qui seraient des causes possibles de confusion courent tout autant ce risque de disparition. Montrer comment un vocabulaire s’est formé, donner les raisons de son évolution, mais aussi expliquer les raisons de l’emprunt puisque celui-ci masque toujours une carence dans la langue emprunteuse, sont pour Meillet différents moyens d’illustrer l’existence de rapports de causalité entre les faits sociaux ou les modes de vie (c’est-à-dire nourriture, habitat et, surtout, technologie) et les faits linguistiques. Pourtant, essayer de comprendre les rapports entre linguistes et sociologues doit aussi nous porter à réfléchir à la manière dont s’est réellement passé ce dialogue conceptuel et méthodologique. On pourrait, par exemple, étudier dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912) la manière dont Durkheim, parlant des théories animistes, engage sur plusieurs pages une réflexion sur le langage des « primitifs » en citant Michel Bréal, Max Muller, mais aussi Antoine Meillet, pour arriver à la conclusion que les mots sont devenus très tôt quelque chose de plus : le moyen par lequel une société agit sur le monde et conçoit aussi le monde qui l’entoure 15. Il nous paraît cependant plus intéressant de montrer comment un autre sociologue, René Maunier, a intégré dans sa recherche les méthodes de la linguistique. Jean-François Bert 170 Si les rapports réels et pratiques 16 entre sociologues et linguistes au début de cette décennie sont constants, il reste à savoir ce qu’apporte réellement l’approche linguistique de Meillet à la sociologie durkheimienne, mais aussi, et dans un mouvement inverse, comment cette sociologie, qui s’interroge sur la base morphologique des sociétés, autrement dit la face réalisée – stable, figée – du social, a permis d’éclairer les linguistes, en particulier ceux qui vont travailler sur le terrain, comme Marcel Cohen, dans leur tentative d’analyser les aspects les plus changeants d’une langue et d’une culture. Ce que la linguistique fait à la sociologie L’économie politique et la sociologie a été publié par René Maunier 17 en 1910 dans la « Bibliothèque sociologique internationale ». Agrégé de droit, Maunier vient de soutenir une thèse sur l’origine et la fonction économique des villes. À première vue, la linguistique ne semble pas faire partie de son questionnement sur l’économie, cependant, il destine un chapitre entier à décrire les rapports qu’entretiennent ces deux disciplines. Dans une répétition des arguments avancés par Meillet, Maunier commence par préciser qu’une langue est une chose sociale qui soutient des rapports avec le milieu externe, physique et social et donc avec l’économie 18. Il poursuit en montrant que la diversité des langues conditionne de part en part les phénomènes d’échange. Elle peut même, parfois, être un obstacle au développement de la vie commerciale, surtout au développement des grandes organisations uploads/Philosophie/ sociologie-et-linguistique.pdf
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- Publié le Aoû 14, 2022
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