1 Génocide par substitution: usages et cadre théorique Genocide by substitution
1 Génocide par substitution: usages et cadre théorique Genocide by substitution: uses and theoretical framework Claire Palmiste, docteur qualifié en études anglophones. Université des Antilles Résumé Au début des années soixante, alors que de jeunes martiniquais et guadeloupéens émigraient vers la Métropole pour occuper des emplois dans le secteur secondaire et tertiaire, l’arrivée de fonctionnaires métropolitains aux Antilles à des postes de responsabilités conduisit en 1977 Aimé Césaire, député du centre de la Martinique, à qualifier cette tendance de « génocide par substitution ». La prise de position de ce dernier reflétait la crainte de voir ressurgir le spectre du colonialisme par le transfert dans les départements d’Outre-mer de fonctionnaires métropolitains et à l’inverse l’éloignement des jeunes antillais. Pour Aimé Césaire, les ressources dont disposaient les nouveaux arrivants et l’idéologie dont ils étaient porteurs, les plaçaient dans une position de force. Quelques décennies plus tard, le concept de génocide par substitution fut repris par des représentants syndicaux et associatifs en Martinique. Ces derniers fustigèrent la politique du gouvernement qui consistait à envoyer en France hexagonale de jeunes professeurs certifiés issus des DOM et à affecter aux Antilles de jeunes professeurs venus de l’Hexagone. Le but de cet article est de comprendre dans quelles conditions le terme « génocide par substitution » fut employé dans la seconde partie du vingtième siècle puis en 2004. Il s’agira d’établir un cadre conceptuel quant à l’emploi du terme, en s’appuyant notamment sur les travaux de Raphael Lemkin, un avocat polonais. Quel est le lien entre les deux périodes? Sur quoi s’appuyèrent les discours pour qualifier les deux phénomènes de « génocide par substitution » ? Abstract In the early sixties, when young Martinican and Guadeloupean migrated to continental France to get jobs in the secondary and tertiary sector, the arrival of white civil servants to get positions of high responsibility, led Aimé Césaire, representative of Martinique in the National Assembly, to describe in 1977 this trend as "genocide by substitution". His standpoint reflected the fear of seeing the specter of colonialism back with the transfer of white officials in the overseas departments and conversely the departure of young West Indians to France. For Césaire, the resources available to the newcomers and their ideology placed them in a dominant position. Decades later, the concept of genocide by substitution was taken over by representatives of trade unions and associations in Martinique. They castigated the government's policy which consisted of sending young certified teachers from the overseas departments to France and to hire young teachers from continental France in the French West-Indies. This paper purports to understand in which conditions the term "genocide by substitution" was used in the second half of the twentieth century and then in 2004. The purpose is to establish a conceptual framework on the uses of the term, relying in particular on the work of Raphael Lemkin, a Polish lawyer. What is the link between the two periods? What were the bases to describe the two phenomena as "genocide by substitution"? 2 L’émigration antillaise vers les Métropoles telles que Londres et Paris a suscité l’intérêt des chercheurs pour comprendre l’organisation, l’ampleur et l’impact de ce phénomène provoqué par des conditions de vie difficiles (chômage) et des problèmes démographiques (surpeuplement) dans les anciennes colonies françaises et britanniques. Pour beaucoup d’Antillais, partir vivre et travailler en Europe concrétisait le rêve d’une vie meilleure. Les travaux sur l’émigration des Antillais anglophones ont adopté une approche socio-politique qui mettait en évidence les tensions raciales qu’elle a suscitées et leur impact sur les politiques sociales (Layton-Henry Z, 1992 ; Shamit Saggar, 1992). Les chercheurs francophones ont analysé l’émigration des Antillais francophones dans sa dimension sociale (l’organisation de l’émigration), psychologique (expérience des Ultramarins, adaptation ou non à la vie française) ainsi que dans une perspective de genre (place accordée aux femmes dans la politique migratoire1). Ces travaux ont clairement fait la distinction entre trois situations: l’émigration spontanée des ressortissants ultramarins, une phase expérimentale d’implantation d’agriculteurs réunionnais à Madagascar et l’émigration massive vers la Métropole organisée par le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations intéressant les Départements d’Outre-mer). Ils ont évoqué les problèmes économiques et démographiques des départements d’Outre-mer et les besoins en main- d’œuvre d’une France en pleine croissance économique. Les chercheurs ont rarement cherché à savoir s’il existait un lien entre les revendications d’autonomie, les tensions dans les départements d’Outre-mer et le changement de politique migratoire. Monique Milia a observé que la mise en place du BUMIDOM a coïncidé avec des velléités d’indépendance dans les départements2, mais privilégia la piste de la grande capacité d’accueil de la Métropole pour expliquer la décision du gouvernement français d’orienter l’émigration des Ultramarins vers l’Hexagone. Compte tenu de la décision du conseil d’administration du BUMIDOM de revenir à son schéma initial d’émigration vers la Guyane (La Guyane représente environ 16% de la superficie de la France) et vers des territoires autres que la Métropole à partir de 1969, l’argument de la capacité d’accueil est difficilement convaincant. Aimé Césaire, député du centre de la Martinique, a qualifié en 1977 l’arrivée de fonctionnaires blancs dans les DOM et le départ de jeunes antillais vers la Métropole de « génocide par substitution ». Il affirma alors: « les nouveaux venus ne sont pas un quarteron 1 Condon, Stéphanie. « Migrations antillaises en métropole », Les cahiers du CEDREF [En ligne], 8-9-2000, mis en ligne le 21 août 2009, Consulté le 20 août 2011. URL : http://cedref.revues.org/196 2 Milia, Monique. « Histoire d’une politique d’émigration organisée pour les départements d’outre-mer ». Pouvoirs dans la Caraïbe, 1997, p.5 3 de Hmongs pitoyables qu’il convient, en effet d’aider, mais d’autres allogènes, autrement organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs d’eux-mêmes qui auront tôt fait d’imposer à nos populations la dure loi du colon. Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant» 3. Cette prise de position reflétait la crainte de voir ressurgir le spectre du colonialisme par la volonté du gouvernement français de conserver les structures traditionnelles de pouvoir et d’autorité. Pour Aimé Césaire, les ressources dont disposaient les nouveaux arrivants et l’idéologie dont ils étaient porteurs, les plaçaient dans une position de force qui menaçait un équilibre encore précaire malgré la départementalisation. En 2004, le terme « génocide par substitution » fut repris par des représentants syndicaux et politiques en Martinique. Ces derniers fustigèrent la politique du gouvernement qui consistait à envoyer en France hexagonale de jeunes professeurs certifiés issus des DOM et à affecter aux Antilles de jeunes professeurs venus de l’Hexagone. Ces critiques intervinrent dans le contexte de la controverse autour du transfert du personnel ATOS sous la responsabilité des collectivités territoriales et du sort incertain des professeurs contractuels dont le contrat n’avait pas été renouvelé. Le but de cet article est de comprendre, à la lumière des travaux de Raphael Lemkin, si ces deux situations justifient l’usage du terme « génocide par substitution ». Si le même terme a été utilisé dans deux contextes différents, existe-t-il un lien entre eux et sur quoi s’appuient les discours pour les qualifier de « génocide par substitution » ? Après une discussion sur le champ théorique du terme « génocide par substitution », nous analyserons, tout d’abord, la dimension sociale et économique de l’organisation de l’émigration des Ultramarins en France, puis les critiques adressées au BUMIDOM, avant d’examiner la controverse autour de l’affectation des enseignants métropolitains en Martinique. Les ressources des archives départementales de la Guadeloupe et de la Martinique ont grandement contribué à l’analyse de l’émigration organisée des Ultramarins vers la Métropole. Le service des statistiques du rectorat de la Martinique n’ayant pas été en mesure de fournir les chiffres qui permettent de vérifier si les craintes étaient fondées sur une probable substitution des fonctionnaires antillais par les fonctionnaires blancs en 2004, nous avons consulté la presse locale. 3 Assemblée nationale. Débats, budget 1977. ICAR n :192 du 13 novembre 1977. Cité par Pierre-Leval Saint Rose : Le jeune antillais face à l’immigration : Analyse du couple attrait/répulsion. Paris : Editions Caribéennes, 1983 ; p.23 4 Génocide par substitution : cadre théorique Les concepts sont créés à partir de situations qui elles-mêmes s’inscrivent dans un contexte précis. La tâche du chercheur est de déterminer les différents champs d’application de ces concepts en s’appuyant sur des cas. Cet article cherche en premier lieu à comprendre le contexte auquel renvoie initialement l’usage du terme génocide par substitution, pour mieux appréhender son utilisation pour décrire l’émigration de travailleurs antillais vers l’Hexagone et la mutation/l’affectation professionnelle de professeurs métropolitains en Martinique. Inventé en 1944 par le juriste polonais, Raphael Lemkin, le terme génocide est la combinaison du mot grec geno (race ou tribu) et du mot latin cide (qui vient de caedere, signifiant massacre). Lemkin définit le génocide comme « Un projet coordonné de différentes actions visant la destruction de fondements essentiels de la vie de groupes nationaux, dans le but de les anéantir. Les objectifs d’un tel programme étant la désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, des sentiments uploads/Politique/ ge-nocide-par-substitution-usages-et-cadre-the-orique.pdf
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- Publié le Jan 29, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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