« Nomina sunt consequentia rerum (Vita Nova, XIII, 4) »: que reste-t-il de l’ad

« Nomina sunt consequentia rerum (Vita Nova, XIII, 4) »: que reste-t-il de l’adage dantesque dans l’Italie contemporaine ? Alessandro Benucci, Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense 1. INTRODUCTION L’objet de cette intervention s’inscrit dans le projet d’une analyse critique de l’héritage latin dans la pensée contemporaine. Précisons qu’il n’est pas de latinité que classique : le terme de latinité peut et doit se concevoir aussi pour désigner la latinité médiévale. Mais quelle démarche doit-on envisager lorsqu’il s’agit de réfléchir sur l’héritage que la latinité médiévale nous a légué ? Force est de constater que les écrivains médiévaux font usage d’une langue, et des expressions qui lui appartiennent, sans la moindre perception de l’écart avec l’époque antique qui leur avait donné naissance ; dès lors, les concepts et les sentences classiques étaient aisément pliés aux argumentations et aux démonstrations qui étaient étrangères à leur culture d’origine. L’espace culturel médiéval représente, en définitive, une époque controversée, qui offre souvent des produits contaminés, où l’on peut repérer maintes couches de sens, dues au fait que l’usage médiéval se superpose aux contenus d’origine, sans pour autant en sacrifier les acceptions originelles. En disposant d’une formation de médiéviste, on peut être amené à s’interroger sur les usages contemporains du célèbre adage de Dante, nomina sunt consequentia rerum (Vita Nuova, XIII, 4) « les noms sont la conséquence des choses » pour offrir un exemple d’analyse du double héritage dans lequel la culture médiévale puise cet aphorisme. La présence massive de cet adage, parmi les expressions récurrentes en italien, dans les blogs et dans les sites d’actualité soulève une interrogation qu’il convient d’aborder ici. C’est surtout sur Internet que les occurrences de la maxime se réfèrent au panorama politique italien et à ses implications, ce qui est à première vue fort éloigné de l’emploi que Dante lui attribue dans son œuvre de jeunesse. Par ailleurs, il paraît encore plus étrange que cet adage soit souvent accompagné du nom de son auteur, ou bien de ses auteurs, car sur Internet on ne s’accorde pas à lui reconnaître la paternité de Dante. Parfois il s’agit de Dante, parfois de Justinien. Ce que l’on propose, à l’issue des analyses sur les usages de la maxime, c’est de démontrer que le latin est convoqué comme garant du bon sens, de l’ordre logique des choses. La sagesse des nations et des proverbes devient une sorte de protection contre les dérives démagogiques du panorama politique et social italiens. Les maximes, dépositaires d’un savoir irréfutable, sont incluses dans une opération rhétorique qui consiste à créer un ethos polémique, qui dans ce cas s’appuie sur l’érudition et sur la langue latine que l’on érige en détentrices de la vérité. On peut penser qu’il est quelque peu dérisoire de parvenir à cette constatation par le biais d’une série d’observations sur les emplois d’une seule maxime. Il 1 n’en demeure pas moins qu’à l’issue de considérations qui suivent, il sera possible de constater que sous cette apparence anodine l’adage devient un redoutable instrument de résistance à une politique contemporaine démagogique dont l’un de premiers buts est de s’en prendre à la langue de la démocratie pour la manipuler. L’adage et ses pères, Justinien et Dante, deux auctoritates pour la culture italienne, deviennent, en conséquence, une forme de rempart contre les dénominations abusives qui pervertissent le langage et son lexique. Quant aux modalités de l’enquête, on a fait appel essentiellement à Internet et à une sélection raisonnée et critique des données issues de la recherche sur Google (recherche avancée en langue italienne, sites provenant d’Italie) étalée sur plusieurs mois. Ensuite, le champ d’analyse a été réduit à trois sources fondamentales : sites de journaux (quotidiens, hebdomadaires, revues en ligne etc.), publications législatives officielles (Gazzetta Ufficiale etc.), blogs et commentaires. Ce qui montre que la même maxime est utilisée dans deux contextes tout à fait différents : d’une part, un usage spécifique de la sentence lorsqu’elle glose d’une manière assez ironique - et quelque peu grossière - les noms propres de certains personnages du panorama politique actuel ; d’autre, une utilisation de l’adage interprété de façon beaucoup plus sérieuse pour mettre en évidence les incohérences et les sous-entendus d’une langue qui est de plus en plus sujette à des changements, malentendus, syllepses. Entre le premier et le dernier usage tout change : les auteurs, le message, le public, la substance au cœur de la réflexion, le but. C’est pourquoi la question sera présentée selon deux optiques qui correspondent aux deux héritages. Dans une première partie on s’attachera à mettre en évidence le parcours qui lie l’adage et Dante à l’usage le plus commun qui est un commentaire ironique des noms propres de personnages politiques italiens. Dans une deuxième partie on montrera comment, après que certains érudits ont attribué la paternité de l’adage à Justinien, nomina sunt consequentia rerum apparaît, dans des circonstances plus variées, comme le moyen de dénoncer les glissements sémantiques qui concernent certains mots et expressions du langage courant. 2. LES BLOGGEURS ET LES ‘ONOREVOLI’ : D’OÙ VIENT L’USAGE ANTIPHRASTIQUE DE CET ADAGE ? « Le nom d’Amour est si doux à entendre qu’il me semble impossible que son action puisse, en la plupart des choses, être autre que douce, parce que les noms correspondent aux choses nommées, selon ce qu’il est écrit : Nomina sunt consequentia rerum »1. Dante pense à la délicatesse du nom d’amour qui est le signe manifeste de la douceur de ses attributs et de ses opérations, car les noms s’accordent à la res nommée. La série de sons qui compose le mot amore en langue vulgaire toscane produit une combinaison phonique tellement harmonieuse que cela justifie l’attribution du terme à l’amour. Ce qui intéresse le poète florentin, c’est l’aspect sensible du signe linguistique ; le nom participe à la chose par sa dimension phonique. Dans l’œuvre-manifeste du nouveau mouvement poétique du Dolce Stil Novo, Dante réclame une correspondance absolue entre les sons de sa poésie et les thèmes. Toutefois, Dante a proposé cet adage sans en faire une maxime métaphysique d’intellection de l’essence de la chose nommée et ce ne sont que ses commentateurs qui l’érigeront en une 2 sorte de dogme qui s’inscrit dans la filiation de l’interpretatio nominis. Bien que cette conception ne devienne un précepte de rhétorique qu’au Moyen Âge, c’est dans l’antiquité tardive et chrétienne que les exégètes commencent à l’appliquer au texte sacré sous la forme de gloses2. L’interpretatio nominis avait fourni au Moyen Âge un vaste patrimoine culturel fondé sur les connaissances de l’ordre humain et divin. Les noms des personnages bibliques ont une justification divine, donc une capacité descriptive performative, comme le montre l’exemple classique de l’évangile de Matthieu, XVI, 18-19, « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église ». L’œuvre principale de référence est le Liber interpretationibus hebraicorum nominum de Jérôme, une liste avec explication étymologique des noms juifs de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le traité le plus important pour la formulation théorique de l’interpretatio nominis est le De dialectica, attribué à Augustin3, qui développe la thèse de l’origine naturelle du langage et la théorie générale de la motivation du signe linguistique. L’interprétation des noms devient donc un expédient typique des artes poeticæ au Moyen Âge. Interpréter un nom, cela signifie déduire d’un nom propre, par un usage assez libre de l’étymologie, une signification appropriée à sa nature, au caractère, à la vie du personnage. Les noms révèlent l’essence des choses. Que font-ils les commentateurs au Moyen Âge ? Ils se servent de l’adage présent dans la Vita Nuova pour gloser certains passages de la Commedia où le nom propre révèle un trait du caractère de celui qui le porte, ou bien son destin. Dès les premiers commentaires, l’adage se lie aux noms des personnages de l’œuvre, notamment Saint Dominique, Béatrice, Dante lui- même et l’envieuse Sapia (Pur. XIII). C’est le cas par exemple d’un des premiers commentateurs, Guido de Pise4, qui, en donnant son interprétation du nom de « Dante », inaugure une méthodologie d’explication des noms propres présente aussi dans l’un de plus anciens et importants commentaires, appelé Ottimo Commento5 et chez Boccace6. Les commentateurs successifs se servent de l’adage de la Vita Nuova pour l’exégèse de Dante lui- même, en appliquant la « théorie » aux exemples de « noms parlants » que la Commedia fournissait. Le nom imposé par le parrain prouvera que l’enfant possède tel don, en raison même de l’imposition même de ce nom. Magie singulière, qui fait engendrer le présent par l’avenir. Il s’agit de la dimension performative de la nominatio. Cependant, on ne fait pas seulement référence à cet adage pour désigner la pertinence de l’adéquation de l’être avec son nom, on y fait aussi allusion de manière antiphrastique pour mesurer l’écart entre la qualité (l’essence) qui désigne le nom et l’être qui le porte. Cet emploi ironique est présent dans le contexte vernaculaire comme chez les pères de l’Église (on le trouve, en effet, chez Augustin, De dialectica, pour la nominatio par antiphrase). C’est ainsi que les commentateurs uploads/Politique/ nomina-sunt-consequentia-rerum-vita-nova-xiii-4-que-reste-t-il-de-l-x27-adage-dantesque-dans-l-x27-italie-contemporaine 1 .pdf

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