Dans la même collection Marylin Maeso, Les conspirateurs du silence, 2018. Éric
Dans la même collection Marylin Maeso, Les conspirateurs du silence, 2018. Éric Fiat, Ode à la fatigue, 2018. Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie, 2018. Denis Ramond, La bave du crapaud, 2018. De la même auteure Hors de moi [2008], Allia, 2018. Violences de la maladie, violence de la vie [2008], Armand Colin, 2015. L’homme sans fièvre, Armand Colin, 2013. La maladie, catastrophe intime, PUF, 2014. La Relève. Portraits d’une jeunesse de banlieue, Le Cerf, 2018. Qu’allons-nous devenir ? La technique et l’homme de demain, Gallimard Jeunesse, 2018. ISBN : 979-10-329-0338-4 Dépôt légal : 2019, mars © Éditions de l’Observatoire / Humensis, 2019 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. « Nous sommes tenaces et on ne nous brisera pas en une nuit 1. » Nietzsche, Seconde considération intempestive Introduction Notre vie n’est faite que de ruptures On aimerait que la rupture soit une coupure franche. Bien droite et nette, d’un seul coup, comme le sabre qui décapite. Mais la rupture est déchirure. À la différence de la séparation qui laisserait chacun redevenir la part entière qu’il était déjà auparavant, comme le rappelle l’étymologie, la rupture est une déchirure. Elle ne retrouve que rarement les contours nets de chacun. On ne rompt pas comme on découpe le long des pointillés, respectant soigneusement le patron qui reprend notre forme exacte. On déchire dans le tissu d’une vie commune où les identités des uns et des autres se sont si étroitement mêlées que plus personne ne sait vraiment où il commence et où l’autre s’arrête. Mais celui qui veut rompre croit le savoir. Il croit pouvoir dessiner l’ombre où il perçoit sa silhouette propre et veut se débarrasser de ce flou indécis, des présences qui l’encombrent, des liens qui l’empêchent d’être vraiment lui-même. La rupture propre, comme un chiffre qui se divise sans reste, est sans doute impossible. Nous ne pouvons pas nous « réduire dans le temps, semblable à un nombre, sans qu’il reste une fraction bizarre 1 », pour reprendre l’expression de Nietzsche. Même rompus, les liens peuvent rester sensibles, membres fantômes, témoins d’une ancienne vie. Il reste la trace de tout ce que cette dernière a inscrit en nous. Ce qui s’est infiltré, engrammé dans notre chair, nos pensées, nos manières d’appréhender et d’être. Tout ce qui traîne, la queue indéfinie de la comète, ce qui perdure, ce qui est en cours malgré nous. Impossible de vraiment tourner la page ; on voit par transparence tout ce qui a été écrit auparavant, la vie d’avant s’obstine en filigrane. Pas d’ardoise magique qui ne garde quelques empreintes des dessins effacés, le stylet a laissé sa marque sur la surface et on les devine sous les nouvelles esquisses. L’inconscient se charge de nous rappeler ces traces fantomatiques et rend impossible une parfaite diversion. Peut-on alors vraiment couper les ponts, passer à autre chose ? Comment dénouer ces attaches devenues naturelles au fil du temps, comment extraire de soi l’habitude de la présence de l’autre, de son corps, de sa voix ? Comment rompre avec son milieu, changer de posture, apprendre à se tenir droit, parler la langue des autres ? Rompre avec son ancienne vie, c’est changer de façon de voir mais c’est aussi changer de corps, de forme. C’est changer la modalité de notre présence, la tonalité de notre affirmation. La rupture implique une profonde mutation où le corps joue un rôle central. La rupture est une expérience physique, corporelle. Nous ressentons la douleur de la rupture qui est arrachement. Elle est l’expérience concrète de la « chair du monde » du philosophe Merleau-Ponty, concept qui m’a longtemps semblé abstrait et poétique. Les liens avec les autres et le monde qui nous environnent ne sont jamais si sensibles qu’au moment où nous les perdons, plus exactement au moment où nous sommes arrachés à ceux qui comptent pour nous, à notre cadre familier, à une vie commune qui s’est inscrite en nous, qui s’est incarnée. Ton corps absent au réveil, ta voix qui ne répond plus, mais aussi la maison détruite, le ciel sans éclat. Cet enfant, cette maison-cocon nous manquent comme on a faim ou soif. La violence du manque empêche de dormir, de manger, de travailler, de vivre, puisque la vie s’est interrompue, brisée. Nous avons été mêlés et nous sommes désormais distincts, mutilés par ce déchirement, ce déracinement. La mémoire, trop vive, est notre bourreau. Il faudra décrire tous ces « tessons de souvenirs 2 » douloureux, l’acide de la rupture amoureuse, la blancheur de la dépression, le ralentissement, la disparition du sujet, son effacement. Son évaporation. Perdre de sa densité ou au contraire n’être plus que sensations vives, éclairs de douleur sans répit. Même lorsque la rupture est volontaire, décidée, même lorsqu’elle s’inscrit dans une affirmation de soi, une révélation d’une identité jusqu’alors muette, une libération du sujet, elle reste douloureuse. Il n’est jamais simple d’assumer le désaveu ou la violence qui nous a forcés à partir, ce devenir autre qui dévalue nos proches, même malgré nous. Il n’est jamais facile de revenir à Reims 3. Il est tout aussi difficile de revenir à Alger ou à Phnom Penh. Les douleurs de l’exil, la nostalgie sont une autre trace profondément ancrée de ces ruptures imposées par la guerre. L’homme qui revient au pays, le « homecomer », a perdu le pays qu’il a quitté, est devenu un étranger 4. Son étrangeté se dédouble. Partir, c’est rompre deux fois, avec celui que l’on était et avec une certaine illusion, celle de se sentir à sa place quelque part. C’est renoncer à ce confort psychologique d’être légitime aux yeux des autres. C’est rompre avec l’espoir d’une reconnaissance. Exilés, transclasses, homosexuels, on n’a pas gardé de places pour vous. Il faudra vous caser où vous pouvez. Nous vivons tous des blessures de la vie, nous traversons des expériences qui nous torturent. Mais nous ne réagissons pas tous de la même manière. Fragilité ou solidité intérieure. La torture est une torsion. L’étymologie nous le rappelle. La rupture, qu’on la choisisse ou qu’on la subisse, nous inflige une torsion psychique et physique insupportable, il nous faut supporter la déformation de notre identité, de notre existence. Nous devenons, dans cette déformation, des êtres monstrueux. Malgré nous. Déformés par le malheur, la honte d’être rejetés, la violence du désamour. Ou des êtres cruels, qui partent sans se retourner, abandonnant femme et enfants, reniant leur parents, leurs origines, bafouant la loi, les valeurs, la religion. Survivent à cela les êtres les plus plastiques, qui supportent la déformation parce qu’une certaine « colonne vertébrale » est en place. Certaines structures sont solides et souples à la fois. Ceux qui en bénéficient supporteront la rupture. Les ruptures sont nôtres, qu’on les décide ou qu’on les subisse. Rompre avec sa famille, ses amis, son amant, son milieu, changer de métier, de pays, de langue ; les ruptures nous construisent peut-être plus encore que les liens. Notre définition est tout autant dans nos bifurcations que dans nos lignes droites, autant dans les sorties de route, les accrocs au contrat que dans le contrat lui-même. Que nous apprennent ces « dérives » sur nous- mêmes ? En quoi sont-elles révélatrices ou fondatrices ? En ce qu’elles interrogent le sujet, qu’il soit dans l’exaltation d’une liberté neuve ou dans la solitude douloureuse, et l’obligent à se redéfinir ou peut-être à renoncer à cette idée même d’une définition de soi. La rupture n’est pas nécessairement visible, fracassante, elle se fait parfois sans changement flagrant, mais à travers des décisions intérieures, des orientations nouvelles, dans l’abandon de certains pans de l’existence, qui cessent d’être vivants. Des êtres, des modes d’être fanent, sans explication. On déserte des lieux, on quitte des personnes, on se fond dans un nouveau style d’existence. Est-ce alors vraiment une rupture ou simplement une évolution, une modification intérieure, une mutation ? L’idée même de rompre avec celui qu’on a été n’est peut-être qu’une illusion. Il y a véritablement rupture lorsque s’opère une profonde transformation des schémas d’action et de pensée du sujet. Lorsque l’on rompt avec ce que l’on pourrait appeler notre « habitude d’être 5 ». Mais jusqu’à quel point puis-je devenir autre ? Et dans quelle mesure en ai-je besoin ? Il peut s’agir d’une nécessité vitale, d’une survie psychique. Je me déprends de l’autre pour être enfin moi. La rupture est condition de ma naissance comme de ma renaissance. Il faut parfois rompre pour « se sauver », c’est-à-dire à la fois fuir et sauver sa peau, se sauver en rompant avec ce qui menace ou empêche d’exister. Cela peut être les autres, mais aussi parfois moi-même, qui me censure, me bride. Il faut alors créer, par la rupture, les conditions d’apparition et de réalisation de soi. Rompre pour révéler la personne que l’on veut être, pour exister en première personne et non plus comme une marionnette ou un fétiche. Assumer son identité dans ce qu’elle peut avoir de dérangeant, de décevant ou d’impossible au regard des uploads/Sante/ rupture-s-marin-claire-marin-claire-z-lib-org.pdf
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- Publié le Apv 07, 2022
- Catégorie Health / Santé
- Langue French
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