Alterstice – Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, vol. 1, n°2
Alterstice – Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, vol. 1, n°2 ARTICLE THÉMATIQUE Le prix à payer pour devenir sujet de droit : la sélection des réfugiés allosexuels au Canada Nathalie Ricard1 Résumé Depuis les années 1990, le Canada accepte des réfugiés persécutés en raison de leur orientation sexuelle. Le statut de réfugié est octroyé par les membres de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié qui évaluent la preuve de l’orientation sexuelle et de la persécution des personnes demandant asile. Or comment prouve‐t‐on sa sexualité et sa victimisation lorsque l’on a cultivé le silence au sujet de son identité, par peur des représailles, et que le pays d’où l’on vient ne produit pas de documents au sujet de la violence homophobe? Jusqu’à présent, l’anthropologie ne s’était pas intéressée à la question des réfugiés issus des minorités sexuelles. De leur côté, plusieurs juristes ont cherché à savoir si l’accès à l’asile était équitable pour ces personnes. Les chercheurs se sont peu attardés, toutefois, au langage du droit que ces personnes sont obligées d’utiliser pour se faire reconnaître. Cet article explore les enjeux soulevés par le témoignage des demandeurs et demandeuses d’asile issus des minorités sexuelles, en portant une attention particulière aux exigences du discours juridique qui tend à réifier les dimensions culturelles et sexuelles de la subjectivité. Ainsi, les difficultés de dire la violence ne relèveraient pas uniquement des effets traumatiques de cette dernière, mais aussi du régime d’intelligibilité de la personne qui reçoit le témoignage. Les fonctionnaires canadiens gagneraient à être sensibilisés aux différences culturelles et aux rouages de l’homophobie, à ceux de leur pays comme à ceux dans d’autres sociétés, afin que le processus asilaire soit plus équitable. Rattachement de l’auteure 1Département d’anthropologie et Centre interuniversitaire d’Études sur les Lettres, les Arts et les Traditions (CÉLAT), Université Laval, Québec, Canada Correspondance nathalie.ricard.1@ulaval.ca Mots clés Réfugié; minorités sexuelles; droits; témoignage; Canada Pour citer cet article : Ricard, N. (2011). Le prix à payer pour devenir sujet de droit : la sélection des réfugiés allosexuels au Canada. Alterstice, 1(2), 79‐96. Nathalie Ricard Alterstice – Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, vol. 1, n°2 80 Introduction La régulation de la sexualité mise en tandem avec le contrôle de l’immigration servent au modelage de l’État‐nation et de la citoyenneté (Luibhéid, 2005). Soixante‐seize pays poursuivent toujours les personnes qui ont des relations sexuelles avec un partenaire de même sexe (Bruce‐Jones et Itaborahy, 2011). Cinq pays (l’Iran, la Mauritanie, le Soudan, le Yémen et l’Arabie Saoudite), ainsi que certaines régions du Nigéria et de la Somalie, mettent à mort ces personnes. Dans ces États, veiller à la sauvegarde de l’identité nationale et de la dignité humaine implique de signifier clairement que les relations sexuelles entre des personnes de même sexe sont répréhensibles car elles vont à l’encontre de la volonté divine, de l’ordre de la Nature ou du bien‐être de la nation. Ailleurs, au contraire, cette réprobation s’inscrit dans le registre des violences et du déni de justice (Renault, 2004). Cette diversité de points de vue et d’attitudes envers les allosexuels1 fait en sorte qu’à l’heure actuelle il n’existe pas de metarécit juridique, reconnu par la communauté internationale, qui enchâsse clairement la discrimination liée à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre et de sexe2. De plus, la décriminalisation sur papier des relations sexuelles entre les personnes de même sexe ne conduit pas nécessairement à des mesures systémiques pour contrer les persécutions ni pour changer les pratiques policières et les mentalités à l’endroit des minorités sexuelles. Cet article a pour but d’explorer quelques‐unes des catégories mobilisées par le témoignage des personnes qui demandent l’asile au Canada en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. Une interrogation générale sur la construction du témoignage et sur les conditions de sa réception émerge de cette exploration. La Commission de l’Immigration et du Statut de Réfugié (CISR) est le dispositif quasi‐judiciaire chargé d’évaluer les demandes de refuge. Le témoignage est la pierre angulaire de ce tribunal administratif. La rencontre entre l’agent ou l’agente d’immigration et le requérant ou la requérante du statut de réfugié offre un éclairage intéressant sur l’attribution de la citoyenneté. Cette attribution est considérée à la fois comme un statut et comme un processus, tant ces deux aspects font partie du matériau d’une citoyenneté en constante redéfinition pour les personnes migrantes. Or, contrairement à ce qui peut se produire dans un contexte d’intervention psychosociale, humanitaire, sanitaire ou éducative, le contexte d’énonciation et de réceptivité des demandes d’asile ne favorise pas l’établissement d’un dialogue interculturel. Une compréhension mutuelle de la violence homophobe est pourtant incontournable dans la pratique du droit d’asile des minorités sexuelles. Je commencerai par présenter la définition normative d’une « personne réfugiée » selon les instruments juridiques internationaux. Puis j’aborderai l’« allosexualité » et l’« hétéronormativité ». Je ferai ensuite un retour sur la littérature, en relevant particulièrement celle qui concerne le Canada et les enjeux politiques, économiques, moraux et identitaires associés à l’accueil de personnes allosexuelles. Pour terminer, je m’attarderai plus spécifiquement aux deux épistémies du témoignage identifiées par le philosophe Pascal Engel (2005), l’une reposant sur la preuve ou « évidentialisme » et l’autre, sur la confiance et la certitude morale. 1 « Allosexuel » est la traduction québécoise de queer, un terme anglais qui veut dire étrange (voir le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Quoique l’anglicisme demeure répandu et pratique puisqu’il peut se transformer en verbe, des organismes québécois comme La Coalition jeunesse montréalaise de lutte à l’homophobie et Alterhéros ont traduit le mot queer pour désigner les sexualités non hétérosexuelles. L’« altersexuel » et l’« altersexualité » sont des expressions utilisées en France. L’acronyme LGBT pour lesbienne, gai, bisexuel(le) et transsexuel(le) ou transgenre est aussi répandu. Je reviens sur la définition du terme dans la section sur la terminologie. 2 En juin 2011, une étape a cependant été franchie vers l’adoption d’un cadre de référence international dans ce domaine. Le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a voté une résolution sans précédent dans laquelle sont rappelés les caractéristiques des droits de l’homme, le rejet des distinctions fondées sur le sexe, de même que ses préoccupations face aux actes de violence et de discrimination commis en raison de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Pour le texte sur la Résolution A/HRC/17/L.9/Rev.1, voir : Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (2011). Le prix à payer pour devenir sujet de droit : la sélection des réfugiés allosexuels au Canada Alterstice – Revue Internationale de la Recherche Interculturelle, vol. 1, n°2 81 Terminologie De qui parle‐t‐on? Qu’est‐ce qu’une personne réfugiée? En 1969, le Canada signait la Convention de Genève sur les réfugiés – que j’appellerai dorénavant la Convention – et le Protocole relatif au statut de réfugié de 1967. Ces instruments résultent d’un compromis entre des droits individuels et les droits des États‐nations à affirmer leur souveraineté. Cette dernière s’exprime, entre autres, par le contrôle des frontières et la sélection des personnes pouvant résider dans le pays. Une personne réfugiée est « une personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques » (Loi canadienne sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2011). Le requérant ou la requérante doit être reconnu comme ne pouvant pas réclamer la protection du ou des pays dont il a la nationalité. Les menaces de sévices ou la violence doivent être dirigées vers la personne, et exister partout dans le pays. De plus, elles ne peuvent pas résulter de l’incapacité du pays à fournir des soins médicaux ou de santé adéquats. Les menaces de persécution en lien avec le sexe et le genre ne sont pas explicitées dans la définition‐cadre de la Convention. Les femmes et les allosexuel(le)s qui désirent un statut de réfugié doivent le faire sur la base de leur appartenance à un groupe social. Bien que les femmes ne soient pas numériquement un groupe minoritaire, elles demeurent minorisées dans plusieurs sociétés. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR, 2008) précise ainsi que des discriminations « clairement préjudiciables pour la personne concernée, par exemple, des restrictions graves au droit de gagner sa vie, de pratiquer sa religion ou d’accéder aux établissements d’enseignement existants » pourraient être interprétées comme des persécutions (p. 4). L’anthropologue Richard Wilson (1997, p. 135) rappelle toutefois qu’il existe un débat entre les légalistes et les contextualistes, ces derniers, contrairement aux premiers, favorisant l’inclusion d’un matériel plus large de données pour interpréter les violences subies par une personne et les affronts à ses droits. L’extrait ci‐dessus suggère, cependant, que le HCNUR encouragerait le recours à l’approche contextuelle, ce que devrait aussi favoriser la CISR pour évaluer les demandes d’asile des allosexuel(le)s. Ce n’est toutefois pas toujours le cas, comme nous le verrons dans la section sur la revue de la littérature. Les allosexuel(le)s regroupent les gais, les lesbiennes, les transgenres, les travesti(e)s, les uploads/S4/ le-prix-a-payer-pour-devenir-sujet-de-dr.pdf
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- Publié le Mar 31, 2022
- Catégorie Law / Droit
- Langue French
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